Ce jour est le seul dans la liturgie catholique où l’on fasse mention, au cours du chemin de Croix, de la sainte dont je porte avec reconnaissance le prénom, ce qui n’est absolument pas dû au hasard. Mes parents attendaient un quatrième enfant en six ans de mariage, ils avaient déjà trois petites filles et espéraient tout légitimement maintenant un garçon. Ma mère arriva donc à la maternité avec un prénom masculin dans le cœur – c’était André – et mit au monde sa quatrième fille ! Comment l’appeler ? La famille proche fut mise à contribution pour trouver une idée, et ma bien-aimée tante Irène, la sœur aînée de mon père, une femme pieuse, donnée au Seigneur dans le célibat et toujours au service de son prochain que ce soit dans un hôpital ou plus tard comme aide au prêtre, fit à mon père cette proposition : “Appelle-la Véronique, comme sainte Véronique qui a essuyé le visage du Christ pendant son chemin de Croix !” Et ainsi fut fait. J’ai toujours su que je ne devais pas mon prénom à une mode des années 60, mais à l’amour de ma tante pour le Seigneur, et à la foi de mes parents. Ce qui donne à une vie un singulier et très beau bagage de départ.
Une trentaine d’années plus tard, je décidai en mon cœur que tous mes Vendredis Saints seraient pour le Seigneur, dans des petits efforts personnels et une assiduité sans faille aux offices de la Passion, ce que le statut concordataire d’Alsace-Moselle où ce jour est férié m’autorisait avec bonheur. Longtemps, j’en ai fait un jour de tâches ingrates et de grande piété. Il m’apparaît à présent que je le dois aussi à mes frères et sœurs en humanité, et en particulier à ceux qui souffrent et versent larmes de désespérance et de sang.
Et ainsi, aujourd’hui, je voudrais redire toute ma compassion à celles et ceux qui sont dans une souffrance récurrente voire permanente. Je pense à des proches, à des ami(e)s, à ces personnes connues ou inconnues que les aléas de la vie ou les fautes d’un autre ont plongé(e)s dans une détresse durable. A l’image de notre bien-aimé Seigneur, oui, j’ai toujours eu compassion de la veuve, du veuf et de l’orphelin(e), mais pas seulement, et loin de là. J’ai compassion de celles et ceux qui se battent contre d’âpres maladies, et ferai mention de quelques-un(e)s frappé(e)s par le sort si injustement : L, 23 ans, qui lutte contre un cancer du sein avancé ; B, la cinquantaine, qui ne pense qu’au bien-être d’autrui alors que la sclérose en plaques fait son œuvre dans son corps, et C. son mari qui endure patiemment des dialyses quasi quotidiennes ; M. mon ami prêtre qui est criblé de tant de maladies graves que sa survie est un miracle quotidien ; J., qui comme des centaines de milliers d’autres, attend chaque jour une mort qui ne veut pas venir dans un Ehpad de l’ennui ; JM et sa maladie de Parkinson qui ne fait que se superposer à une conscience torturée.
Ceux-là sont dans toutes mes prières, et à travers eux, toutes celles et ceux qui endurent d’indicibles maux.
Mais il n’y a pas que la maladie somatique : mon histoire a voulu que je sois prise jusqu’aux entrailles par la souffrance psychique de celles et ceux qui croisent ma route et avec lesquel(le)s je partage le recours incontournable aux psychotropes : mes ami(e)s schizophrènes qui ne sont un danger que pour eux-mêmes quand le trop-plein de douleur intérieure ou l’arrêt d’un traitement les mettent en risque d’auto-mutilation voire de suicide ; mes connaissances en état quasi permanent d’angoisses mortifères, de nuits peuplées de cauchemars, de pensées récurrentes de culpabilité et de désespérance parce qu’ils ne parviennent pas à joindre les deux bouts, qu’ils se heurtent l’esprit aux murs étroits de leurs petits appartements, qu’ils n’entrevoient aucune perspective d’amélioration de leur vie quotidienne. Tous, je les porte dans un cœur élargi à toutes leurs errances et douleurs.
Et enfin, en souvenir de Maria, une jeune mère de famille qui sanglota dans mes bras amis à l’occasion d’un séjour commun en clinique psychiatrique, me racontant par le menu les scènes de viol par son beau-père quand elle avait dix ans et la manière dont son mari violent réactivait ses traumatismes pour satisfaire ses propres pulsions égoïstes, je suis devenue une sorte de porte-voix de toutes ces vies brisées par l’outrage suprême qu’est le viol sur un corps et une âme, fillettes ou jeunes garçons traumatisés pour toujours, jeunes filles, jeunes gens, femmes violées pas forcément au détour d’un chemin de forêt ou dans un parking souterrain, mais bien plus souvent dans le cercle familial, amical, sportif, professionnel ou dans des soirées trop arrosées dont elles n’auraient jamais pu prévoir l’issue tragique, la blessure indélébile.
Je garde pour la fin ma révolte majeure : je pense à ces personnes animées d’élans spirituels admirables et qui ont eu le malheur de croiser sur leur route religieuse un prédateur spirituel prompt à anesthésier leur jugement personnel, à les abreuver de fausse doctrine contredisant les Ecritures mêmes, à abolir leur discernement propre et à se faire passer à leurs côtés pour des représentants de Dieu lui-même. Et quand ces prédateurs spirituels basculent peu à peu dans la prédation sexuelle, on atteint les sommets de l’ignominie peut-être en cachette de ses pairs, de l’Eglise et de la société, mais certainement pas en parvenant à duper Dieu lui-même par la mascarade d’une absolution trop vite accordée ou d’un déplacement pastoral vers d’autres contrées.
Ce cœur de compassion qui m’a été donné au jour de mon baptême par le Seigneur, l’Esprit et ma sainte patronne, il bat pour ces victimes de l’abomination ecclésiale la plus abjecte, et ce n’est pas au pardon pour la nature trop faible de leurs agresseurs que je hurle, mais à la justice, enfin, du Dieu équitable auquel je crois.
En ce Vendredi Saint 2021, à toutes celles et ceux qui souffrent un calvaire,
Véronique