En ce temps-là, Jésus se rendit dans son lieu d’origine, et ses disciples le suivirent.
Le jour du sabbat, il se mit à enseigner dans la synagogue. De nombreux auditeurs, frappés d’étonnement, disaient : « D’où cela lui vient-il ? Quelle est cette sagesse qui lui a été donnée, et ces grands miracles qui se réalisent par ses mains ?
N’est-il pas le charpentier, le fils de Marie, et le frère de Jacques, de José, de Jude et de Simon ? Ses sœurs ne sont-elles pas ici chez nous ? » Et ils étaient profondément choqués à son sujet.
Jésus leur disait : « Un prophète n’est méprisé que dans son pays, sa parenté et sa maison. »
Et là il ne pouvait accomplir aucun miracle ; il guérit seulement quelques malades en leur imposant les mains.
Et il s’étonna de leur manque de foi. Jésus parcourait les villages d’alentour en enseignant.
Extrait de la Traduction Liturgique de la Bible – © AELF, Paris
Je voudrais, à partir de cet évangile du jour, rebondir sur une discussion assez vive qui a cours sur les réseaux sociaux suite à la parution d’un article de Jean-Louis Schlegel dans la revue “Esprit” de Janvier-Février 2024 où il écrit notamment, cité sur Facebook par René Poujol :
« L’Eglise est passée totalement à côté d’une des transformations sociales les plus profondes de ce siècle, ce qui n’est certainement pas sans lien avec sa difficulté à débattre de la place des femmes en son sein. »
S’en suit un débat désormais récurrent dans le milieu catholique entre “conservateurs” et “progressistes”, les plus conservateurs n’étant curieusement pas forcément les plus âgés. Une jeunesse aux postures rétrogrades monte en puissance dans le catholicisme français et sans doute au-delà encore des frontières de notre pays.
Et chacun de tirer la couverture et le Christ à soi. Le Magistère, en particulier dans tout ce qui est antérieur au pape François, aurait toujours eu la parole vraie, juste, “prophétique”. Il n’est qu’à regarder du côté des milieux dits “charismatiques” – c’est à dire qui prétendent être oints de manière supérieure de l’Esprit Saint – et de la jeune garde en soutane pour entendre de manière récurrente qu’être prophète de l’Evangile aujourd’hui, c’est annoncer le mariage indissoluble entre un homme et une femme “ouverts à la vie” et donc en mesure de donner, parmi leurs nombreux enfants, un ou plusieurs fils à la prêtrise… “Donnez-nous de saints prêtres”, voilà une de leurs prières favorites. Comme si vivre l’Evangile se réduisait à alimenter les contingents de l’Eglise et à suivre à la lettre les recommandations du catéchisme. Pour ceux-là, être un “prophète” contemporain, c’est aussi avoir manifesté contre le “mariage pour tous” en 2013, être circonspect quant à la procréation médicalement assistée (PMA), et se battre pour que jamais en France ne soit votée une loi qui légaliserait l’euthanasie.
Ces militants-là sont un peu mal vus dans l’opinion publique française ; qu’à cela ne tienne, ils sont persuadés de vivre là la persécution de prophète au nom du Christ !
Eh bien, à mon sens, être en porte-à-faux avec l’évolution lente mais résolue d’une société n’est pas nécessairement se montrer prophète du Christ et de l’Evangile. Freiner des quatre fers, au nom d’une doctrine religieuse séculaire, à toute évolution sociétale qui engendre plus de tolérance voire d’humanité dans le vivre ensemble, ce n’est pas vivre dans l’Esprit du Christ.
Il n’est qu’à l’observer, Lui, subversif et libre, toujours en opposition avec les autorités religieuses établies de son temps, qui finiront par avoir sa peau au Golgotha, il n’est qu’à scruter son attitude d’accueil et de compassion absolue avec tout blessé de la vie et toute femme en souffrance ayant recours à Lui pour comprendre ce qu’est vraiment être un Prophète de l’Eternel des commencements. Sans le passage du Christ Jésus sur terre, nous femmes serions sans doute encore reléguées derrière nos fourneaux, enchaînant les grossesses désirées ou non, soumises à tous vents de caprices et de domination de nos maris, privées d’autonomie financière et sociale, et peut-être toutes voilées pour satisfaire ces messieurs incapables de gérer leurs pulsions sexuelles et désireux avant toute chose de nous soumettre à eux pour assurer leur confort et leur reproduction dans un système bien patriarcal.
Attention à cette prétention masculine à faire la volonté de Dieu en opprimant les femmes ! Jésus nous a démontré tout l’inverse. A toute femme muselée et brimée dans le judaïsme primitif, il a redonné la parole, l’a relevée, l’a encouragée à rester debout et à aller en paix. Que le Christ demeure donc notre unique modèle ! Il a même accepté de changer d’avis face à la syro-phénicienne qui “le poursuivait de ses cris”. Méditons Matthieu 15, 22-28 (AELF) :
Voici qu’une Cananéenne, venue de ces territoires, disait en criant : « Prends pitié de moi, Seigneur, fils de David ! Ma fille est tourmentée par un démon. » Mais il ne lui répondit pas un mot. Les disciples s’approchèrent pour lui demander : « Renvoie-la, car elle nous poursuit de ses cris ! » Jésus répondit : « Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël. » Mais elle vint se prosterner devant lui en disant : « Seigneur, viens à mon secours ! » Il répondit : « Il n’est pas bien de prendre le pain des enfants et de le jeter aux petits chiens. » Elle reprit : « Oui, Seigneur ; mais justement, les petits chiens mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres. » Jésus répondit : « Femme, grande est ta foi, que tout se passe pour toi comme tu le veux ! » Et, à l’heure même, sa fille fut guérie.
Voilà donc Jésus confronté à une femme païenne en demande, non pour elle mais pour sa fille ; il croit encore à ce moment-là qu’il n’est destiné qu’à relever les pauvres, les petits, les opprimés du peuple d’Israël dans lequel il est né et dont il partage la foi et la culture. Mais devant la foi en lui-même de cette femme, il va changer de point de vue et comprendre, non dans sa prière habituelle en cœur à cœur avec le Père mais dans la prière que lui adresse cette païenne, qu’il est appelé aussi à exaucer et mener à la conversion à l’Evangile les non-juifs. Et nous Européens de descendance païenne aussi, que serions-nous aujourd’hui si cette cananéenne n’avait pas converti le cœur-même de Jésus à notre future cause ?
Alors je voudrais pour conclure donner un seul exemple de conversion personnelle qu’il m’a été donné de vivre, dans la douleur, pour changer de point de vue sur un sujet de société brûlant qui cristallise la dogmatisme bien-pensant du Magistère et de nombre de catholiques aujourd’hui.
C’était en 2020, après le confinement dû au Covid. Papa, 87 ans, avait beaucoup maigri et perdait moral et appétit. Dépression, avons-nous pensé, privé qu’il avait été pendant des mois du repas dominical en famille et de contacts sociaux. Le confinement levé, nous lui avons néanmoins fait subir une batterie d’examens médicaux. Et là, il s’est avéré qu’un cancer colorectal agressif colonisait déjà son foie et ses poumons de métastases irréversibles. Il était déjà trop tard. Rien ne lui a été caché, et c’est en connaissance de cause que Papa a refusé de souffrir une chimiothérapie pour ses derniers mois. Son état s’est dégradé rapidement. Hôpital, puis soins palliatifs. Il disait ne pas souffrir physiquement, aidé par les progrès de la médecine, mais moralement, il vivait un martyre, lui qui avait toujours été d’une extrême dignité, y compris pendant ses dix ans de veuvage où il s’est montré parfait d’autonomie et de volonté de vivre malgré tout. Il a toujours été pour nous ses filles un soutien, un modèle et non un poids.
Au fond de son lit d’hôpital, de plus en plus dépendant des soignants à l’égard desquels il montrait patience, bienveillance et empathie, il se sentait humilié, en perte de dignité. Ce qui ne l’empêchait pas d’impressionner ses visiteurs par sa conversation intéressante et décentrée de lui-même. Mais parfois il pleurait, demandant pourquoi on ne l’autorisait pas à mettre fin à cette dépendance irréversible et souffrante par une simple injection. Je lui répondais, convaincue : “Papa, en France, on n’a pas le droit de faire ça, la loi ne le permet pas.” Il pleurait.
Papa avait toujours été catholique pratiquant, il avait plus de soixante ans de chorale paroissiale à son actif et d’innombrables services rendus à sa paroisse. Mais il n’a jamais été doctrinaire, ni militant de telle ou telle cause sociétale. Il voulait seulement vivre de l’Evangile le plus humainement possible. Et là, il aurait aimé par exemple ne pas importuner des aides-soignantes avec ses changes.
Il y a eu une chute entre le lit et le fauteuil. Il y a eu une infection pulmonaire et des larmes, encore des larmes. Il y a eu un appel des médecins hospitaliers, nous ses filles nous devions venir, vite.
Et cet instant ô combien difficile. Papa était hospitalisé depuis trois longs mois.
“L’état de santé de votre papa se dégrade et il est très déprimé”.
Nous devions prendre pour lui, en commun avec lui, une décision. Une sédation en douceur. Le laisser s’endormir profondément, sans plus de ressenti de douleur et sans besoin physiologique, pour ne plus se réveiller. Cela durerait 48 à 72 heures. Nous aurions toute la journée, toute la soirée sans restrictions d’horaires pour rester près de lui et échanger.
Moi je ne savais pas que cette alternative existait, en France. Pour des cas extrêmes de fin de vie inéluctable.
Nous avons pleuré, et gravement, nous avons dit oui. C’était ce qu’il désirait profondément.
Nous sommes restées avec Papa jusqu’au soir, assez tard. Il était serein, soulagé. Il voulait vraiment s’endormir, tout en nous disant que ce qui était difficile, c’était de nous quitter, nous qu’il aimait tant. Il a parlé avec sa sœur cadette en visio, ils ont pu évoquer leurs si bons souvenirs et se dire au revoir. Il a encore tenu à nous nommer tout le monde, lui qui était la mémoire de la famille, sur la photo de mariage de ses parents.
Nous avons échangé avec lui des paroles fortes, profondes, comme jamais dans notre vie.
Nos nièces sont venues, ses petites-filles adorées, elles ont pleuré, il a pleuré, il a su que dans le ventre tout rebondi de l’une d’elles, un petit garçon à naître dans quelques semaines porterait son prénom dans les siens et qu’il entendrait toujours parler de lui. Leur papa, son gendre, l’a embrassé avec effusion en lui disant qu’il avait toujours été comme un père pour lui, lui qui avait perdu le sien à 14 ans.
Et puis chacune de nous a pu lui redire son amour, lui donner un mot d’encouragement pour le grand passage, lui recommander les bonjours à passer dans l’au-delà. Il doutait et il espérait à la fois.
“S’il y a quelque chose après, c’est bien, s’il n’y a rien, c’est bien aussi”.
A l’infirmière qui est venue un peu plus tard, après notre départ, lui donner l’injection de la délivrance, il a dit chaleureusement “Merci”.
Comment voulez-vous que j’aie encore, après avoir vécu cela, une idée arrêtée sur quoi que ce soit en matière de morale religieuse ?
Image : Jésus et la femme de Canaan Michael Angelo Immenraet XVIIe
4 commentaires
Bonjour Véronique. Je vous rejoins tout à fait dans ce que vous nous confiez de ce récit si digne et si poignant de la fin de vie de votre père. Entre une abstention de soins voire un acharnement horrible ou au contraire une euthanasie précipitée, imposée de l’extérieur, où ce qui devrait être un moment intime vécu en famille devient un moment volé, votre père et vous tous avez su trouver, à l’évidence, le sentier étroit mais ascendant qui mène à la vérité et à la lumière. Oui, c’est vrai, il n’y a pas de protocole impératif qui s’imposerait de manière absolue. Pour le reste, les gens qui prient pour “obtenir de saints prêtres” et tout ce genre de chose, je les côtoie quotidiennement, à ma grand désespoir. J’aime bien votre vision de l’aspect fondamentalement subversif du christianisme, enfin, de la parole centrale des évangiles, même si c’est aussi une parole déjà retravaillée dans laquelle il faut discerner ce qu’à dit Jésus de ce que les rédacteurs des évangiles lui font dire… Être disciple du Christ, alors, c’est louvoyer aussi entre deux tentations : celle du conformisme paresseux qui accepte tout de la modernité, et celle du repli identitaire et sectaire. Vous avez raison, le Christ, c’est la plus suprême des libertés ! Liberté intérieure, liberté dans l’amour du prochain, liberté dans les actes que l’on pose. Le chrétien n’est pas quelqu’un qui passe à côté de sa vie. Enfin, il devrait…
Merci infiniment Jean-Bernard pour votre commentaire qui me touche beaucoup. Oui, le Christ nous rend libres, non pas pour nous soumettre à de nouveaux diktats ecclésiaux, mais pour chercher toujours à discerner, avec le secours de l’Esprit, où est la voie intermédiaire et souvent cachée pour mettre véritablement nos pas dans les siens. En liberté et en profondeur de conscience.
C est tellement personnel, tout cela ….La dignite va au dela d un corps souffrant …id . La dignite residd dans l interrogation qui accepte de nd pas avoir de reponse absolue…
Ici, la dignité voudrait que vous respectiez ce témoignage que j’ai accepté de donner pour faire réfléchir à une question aussi délicate que l’accompagnement de la fin de vie. Votre commentaire pas très clair ici et, pire, votre émoticône d’hilarité apposé ailleurs à la suite de mon article ne vous honorent pas. J’aurais attendu un minimum de respect pour mon récit encore si douloureux à exprimer.