J’ai connu bien des souffrances dans ma vie, mais pas celle que je considère comme la plus absolument intolérable. Je n’ai jamais perdu un enfant.
Alors tout ce que j’ai à offrir à ceux qui vivent cette abominable souffrance, ce sont mes larmes de compassion et cette méditation que j’ai trouvée, du frère dominicain Philippe Lefebvre.
L’évangile de Matthieu va nous faire entendre la voix de Rachel peu après la naissance de Jésus (Matthieu 2, 18). C’est au moment du massacre des enfants de Bethléem. Ecoutons Rachel qui pleure pour entrer dans l’espérance sans concession qu’elle annonce ainsi.
“Ainsi parle le Seigneur : Écoutez ! à Rama on entend des plaintes, des pleurs amers : c’est Rachel qui pleure à cause de ses fils ; elle refuse d’être consolée, parce qu’ils ne sont plus” (Jérémie 31, 15).
Si Rachel ne veut pas être consolée, c’est qu’elle n’accepte pas les apaisements faciles, les mots usés, elle ne veut pas que la mort devienne un thème de rhétorique ni une réalité à laquelle une parole permettrait de s’acclimater.
La figure de Rachel que Jérémie évoque nous vient de la Genèse. C’est l’épouse bien aimée de Jacob. Après la mort de Rachel, les fils de Jacob décident de se débarrasser de leur frère Joseph ; ils racontent à leur vieux père Jacob ce mensonge que Joseph est mort, dévoré par une bête féroce. Jacob pleure son fils Joseph. Alors “tous ses fils et toutes ses filles entreprirent de consoler Jacob, mais il refusa de se consoler” (Genèse 37, 35).
Étonnante affinité de cet homme et de cette femme, par delà les époques, en des récits d’auteurs différents. Rachel et Jacob son époux ne supportent ni l’un ni l’autre que l’on puisse trouver des paroles de soulagement sur la mort des fils.
Manquent-ils de sagesse ? Sont-ils empêtrés dans un rêve de toute-puissance selon lequel toute chose humaine devrait sans cesse subsister ? Non : leur refus de consolation procède d’une autre attente. C’est cette attente que la Bible évoque de la première à la dernière page.
Humainement, nous connaissons les réactions que la mort provoque : nous la trouvons atroce, absurde, ou bien au contraire nous la trouvons inéluctable, naturelle : il faut la reconnaître comme une composante de notre condition ; l’une et l’autre attitude sont possibles chez les humains. Dans tous les cas, le deuil permet d’exprimer le chagrin, de socialiser la mort ; le deuil fournit un cadre et permet à ceux qui restent de continuer à vivre. Tout cela est juste et l’on trouverait dans la Bible des exemples de ces attitudes, et de pratiques du deuil. Certes.
Mais la Bible commence vraiment à parler quand, ayant évoqué ces réactions humaines, elle ose poser la question d’une manière nouvelle. Oui, la mort est inévitable (“Je vais par le chemin de toute la terre” dit David mourant en 1 Rois 2, 2), oui, le deuil est une pratique utile, préconisée même (on célèbre solennellement le deuil de Jacob selon Genèse 50, 1-14). Et pourtant : si Dieu est Dieu, si c’est la vie qu’il donne, qu’en est-il de notre chair ? A-t-elle un avenir ? Un être est-il enfanté, pour mourir bientôt ? À quoi bon connaître le Dieu de la Vie s’il ne fait que reprendre cette vie, s’il n’est qu’un prêteur et non un donateur ?
Rachel pleure et ne veut pas être consolée. Elle situe en cela le vrai registre du questionnement biblique ; elle pose les véritables questions, sans vouloir qu’on les atténue ou qu’on les nuance. Elle semble affirmer : “Ne rendez pas la mort viable par des paroles connues, humaines, trop humaines”. Comme le dit la veuve de Sarepta au prophète Élie devant le corps de son fils mort : “Que me veux-tu, homme de Dieu ? Es-tu venu chez moi pour rappeler ma faute et faire mourir mon fils ?” (1 Rois 17, 18). Répondre à cette femme, se tenir près de Rachel en refusant comme elle les propos coutumiers, cela pourrait s’appeler “croire en vérité“, “penser sa foi vraiment“.
Selon la Genèse, Rachel a été longtemps stérile. Puis “Dieu se souvint de Rachel” ; elle enfante alors Joseph et proclame : “Que le Seigneur m’ajoute un autre fils” (Genèse 30, 24). Elle refuse d’être satisfaite, elle renonce à être consolée par cet enfant inattendu. Un fils pour Rachel, c’est la promesse, la prophétie, d’un autre enfant à venir. Depuis toujours, Rachel repousse les limites. Elle ne veut pas d’un monde où ce qui est concevable, suffisant, serait la norme. La vie vient de plus loin. La vie vient de Dieu : celui qui donne la vie, là où elle ne devait pas paraître, la donnera encore ; c’est la marque de Dieu.
Rachel enfante bel et bien un autre enfant : Benjamin. Cela se passe à Bethléem au moment où elle entre en terre promise avec Jacob et tous les siens. L’enfantement est difficile et Rachel meurt en accouchant (Genèse 35, 16-20). Benjamin, le second fils de la stérile, naît in extremis entre les mains d’une sage-femme experte. Sur le tombeau de Rachel, Jacob élève une stèle : elle commémore à la fois la mort de la mère et la naissance inespérée du fils.
Bien des siècles plus tard, Saül, descendant de Benjamin, reçoit l’onction de roi. Il est le premier messie royal d’Israël. Aussitôt le prophète Samuel l’envoie au tombeau de Rachel (1 Samuel 10, 1-2). Les premiers pas du premier messie le portent vers le tombeau qui rappelle qu’un fils est sorti vivant contre toute attente. Tombeau paradoxal de Rachel qui témoigne du fils prophétisé.
Quant à Saül lui-même, il fut annoncé (1 Samuel 2, 10) par une femme : Anne, la stérile qui ressemble tant à Rachel (1 Samuel 1-2). Anne pleurait et se désolait à Rama, sa ville, de ne pas enfanter. Une clameur se faisait entendre de Rama à Silo, une grande “amertume d’âme” (1 Samuel 1, 10) : c’était Anne qui demandait à Dieu la vie et qui la reçut en abondance (1 Samuel 1, 19 : 1 Samuel 2, 21) au point de pouvoir même annoncer les rois à venir (1 Samuel 2, 10).
Quand le messie Jésus naît en ce monde, son berceau est mis tout de suite sous le signe de Rachel. À Bethléem, où les enfants meurent, on entend la voix depuis Rama de “Rachel qui pleure ses enfants et ne veut pas qu’on la console” (Mt 2, 18).
Lorsque Jésus est crucifié, il y a à ses pieds Marie sa mère. Stabat mater dolorosa, juxta crucem lacrimosa (c’est un chant du vendredi saint. “elle était debout, la mère en douleurs, près de la croix pleurant”) “Femme, voici ton fils” lui dit Jésus (Jean 19, 26). Un fils en amène un autre. Marie, comme Rachel, reçoit deux fils en ce moment, contre toute apparence humaine. Jésus est mis au tombeau ; on voit et on entend trois jours plus tard une femme qui vient : “Écoutez ! Des pleurs, une amère lamentation” : c’est Marie de Magdala qui pleure et ne veut pas qu’on la console. Ce qu’elle cherche, c’est le corps du Fils, son bien-aimé. Et elle ne sera pas consolée tant qu’elle ne l’aura pas vu et touché (Jean 20, 1-18).
Les femmes bibliques qui ne veulent pas de consolation superficielle nous obligent à attendre plus, à attendre tout. Ne parlez pas de la mort du fils : attendez-le, vivant et trouvez-vous, en lui et par lui, vivants vous aussi. Il n’y a pas d’autre enseignement que celui-là ; c’est celui que nous enseigne depuis toujours l’Esprit venu du Père, le Consolateur (Jean 14, 16 et 26).
Philippe Lefebvre, frère dominicain, décembre 2005
Source : “La Cour Dieu”
http://www.lacourdieu.com/index.php?option=com_content&view=article&id=206
5 commentaires
Dans ces cas-là, c’est sur Dieu seul que l’on s’appuie, et c’est pour cela que l’on tient , même si c’est long et douloureux…Les peuples d’Afrique , eux, voient la mort d’une personne âgée comme “une bibliothèque qui brûle”. La mort est grave en soi, et ne tient ni aux âges ni aux contenus des vies. Je parle évidemment de mon expérience, qui peut aller à l’encontre de l’expérience d’autrui. Personne ne détient la vérité en la matière.
Debbie, j’arrive à accepter la mort d’une personne âgée arrivée au terme d’une vie bien pleine, je la vis dans la foi. J’ai bien plus de mal à ne pas être heurtée par la mort d’une personne jeune, et j’ai posté ce sujet l’autre jour en apprenant la mort de 22 enfants… Aucune construction spirituelle si forte soit-elle ne tient dans ces cas-là…
Mais un enfant qui meurt est tout de suite mis en présence du Seigneur et baigne dans Son amour. Toutes les douleurs de la vallée de larmes que nous traversons lui sont évitées, toutes les souffrances, toutes les maladies!
Bien sur, l’absence d’un petit si précieux est insupportable, mais nous avons l’assurance de la résurrection par Jésus et nous allons passer l’éternité à nous aimer. Cette promesse de notre Messie vivant est pour tous ceux qui l’ont reconnu Fils de Dieu , se sont repenti de leurs fautes et marchent selon sa Loi d’amour et de pardon.
O Kersnacht , schooner dan de daegen, Hoe kan Herodes ‘t licht verdraegen, Dat in uw duisternisse blinckt, En wort geviert en aengebeden? Zijn hooghmoed luistert na geen reden, Hoe schel die in zijn ooren klinckt. Hy pooght d’onnoosle te vernielen Door ‘t moorden van onnoosle zielen, En werckt een stad en landgeschrey, In Bethlehem en op den acker, en maeckt den geest van Rachel wacker, Die waeren gaet door beemd en wey, Dan na het westen, dan na’et oosten.’ Wie zal die droeve moeder troosten Nu zy haer lieve kinders derft? Nu zy die ziet in ‘t bloed versmooren, Aleerze naulix zijn geboren, en zoo veel zwaerden rood geverft?
Soupir…
Splendeurs et terreurs du Judaïsme, et son hérésie chrétienne…
Le monde de Rachel est NOTRE monde… un monde où personne n’accepte.. la mort… (du fils, de la fille, de soi-même, du père).
L’année dernière à la même époque, je discutais à table avec une femme qui m’a crié dessus son indignation de constater le travail de la mort… en nous, dans le monde, ainsi que ma résignation.
Les paroles de consolation coutumières, en langue anglaise vont ainsi :
“The Lord gives, the Lord takes away,
Blessed is the name of the Lord”.
Le Seigneur donne, le Seigneur reprend,
Béni soit le nom du Seigneur.
Devant la mort, le sens des mots vacille. On prend subitement conscience de l’inadéquation entre notre enveloppe charnelle et les mots.
Mais maintenant, je me dis de plus en plus que la mort est mon amie. Pas de morbidité la dedans.
La mort est EN NOUS, dès le début.
Je n’oublie pas que l’Ancien Testament présente la vie d’hommes et de femmes aux prises avec les difficultés de la condition humaine, et pas des modèles à imiter…
Rachel ?
Le deuxième prénom de ma fille. Celle pour qui Jacob a travaillé longuement, et durement, la plus… belle…la plus féminine, d’une certaine manière ?
Je regrette un peu d’avoir donné ce prénom maintenant. Les prénoms sont puissants, et je ne sais pas ce que j’ai, nous avons, mis en branle en attachant ce prénom à la personne de ma fille…