On n’y entre pas comme on veut, et je mesure ma chance. Trente-cinq ans que je n’étais plus allée à Barcelone, et le cœur de mon court séjour de cette Semaine Sainte devait être ma visite de la Sagrada Familia. D’elle, je n’avais vu dans les années quatre-vingts qu’une façade, le reste n’était pas encore construit. Le rêve de Gaudí s’était interrompu tragiquement sous un tramway. Mais Barcelone a eu à cœur de poursuivre ce gigantesque chantier architectural et mystique de l’humble génie qui était aussi un homme d’oraison. Quelle émotion au matin, d’abord, quand j’ai visité la maison où Gaudí a vécu quelques années, au parc Güell ! Sa chambre, dépouillée, son lit étroit, mais un beau crucifix au mur et un prie-Dieu en-dessous. Et encore, à côté de cette chambre, un oratoire qui l’invitait à la prière… Ce n’est pas si souvent qu’on peut pénétrer ainsi dans l’intimité spirituelle si touchante d’un architecte de cette envergure.
Et donc, ayant réservé mes billets à l’avance, j’ai pu pénétrer dans la basilique presque achevée de nos jours de la Sagrada Familia. On ne choisit pas le moment : c’est un rendez-vous fixé selon le jour de votre présence. Lundi 15 avril à 18h45, spécifiait mon billet de réservation. J’y suis arrivée un peu en avance et n’ai pas eu à faire la queue. A l’entrée, d’abord, le stress : des portiques de sécurité exactement comme pour prendre l’avion. Mettre son sac, sa veste et quelques effets personnels dans un bac qui sera scanné, passer sous le portail de détection et éventuellement être fouillé… L’instant devient solennel. Le téléphone sur silencieux, comme à chaque fois que j’entre dans une église.
Et là, soudain, l’émerveillement absolu. Dans la lumière déjà basse d’un soleil généreux, l’immense basilique chatoyait de couleurs éclatantes émanant des vitraux innombrables se reflétant sur les voûtes et les parois. Beauté intraduisible par mes pauvres mots, et le flot de touristes, comme moi, qui respectait un quasi silence, les yeux écarquillés dans toutes les directions, car partout il se trouve quelque chose à admirer. Les appareils photos tentent de capter sans bruit un échantillon de cette éblouissante lumière colorée qui inonde de partout. Je suis restée ainsi en extase près d’une heure, et m’est venue cette pensée qui m’a presque serré le cœur : “Seigneur, tu le sais, je ne désire rien davantage que d’être près de toi, dans ce Royaume bientôt offert dont la rançon sera de tout quitter pour l’inaugurer avec toi, mais si tu pouvais faire quelque chose pour que nous emmenions avec nous ce joyau qu’est la Sagrada Familia !”
J’ai contemplé encore longuement les sculptures extérieures, profondément émue de ce travail remarquable, et quitté à regrets l’enceinte de la basilique. Je savais que juste à côté, il y avait un point Wi-Fi, et mon téléphone s’est mis à m’indiquer un flot de messages. J’ouvre celui de ma sœur, et là, je lis, totalement incrédule : “Notre-Dame de Paris brûle, incendie.” Et tous les autres messages qui disent la même chose… Il est environ 19h30. Je ne sais plus si je dois pleurer d’émotion artistique ou de chagrin, je voulais offrir à tous mes amis ma plus belle photo de la Sagrada Familia, et tous déjà ne parlent plus, horrifiés, que de Notre-Dame ravagée par les flammes.
Vite, rentrer à l’hôtel, allumer la télé, il n’y a qu’une seule chaîne en français, et je découvre les images terribles de l’incendie qui fait rage déjà au soir tombant. Stupeur, désolation, je revois ma pérégrination de juillet à Notre-Dame, toutes ces photos que j’ai prises aussi alors, dans tous les recoins, émerveillée de tant de trésors que je n’avais jamais eu l’occasion de contempler aussi longuement. Notre-Dame de Paris en feu, l’inconcevable se déroule sous mes yeux à la fois ébahis et en larmes. Et je n’ai que mon pauvre téléphone pour partager mon effroi avec mes proches…
Je ne vais pas polémiquer sur les jours suivants. Le prince Argent est de retour… Bref.
Il me reste au cœur la pensée que j’avais en quittant la Sagrada Familia : c’est difficile de se séparer d’un très beau patrimoine. Le patrimoine nous cloue plus sûrement au sol que n’importe quoi d’autre. Combien de nos contemporains sont dévorés de jalousie pour leur propre patrimoine, et rendus incapables de ce fait d’avoir une pensée qui s’élève !
Reconstruire Notre-Dame pour les “générations futures”. Noble cause. Mais à l’intérieur de moi s’insinue une parole de Jésus :
« Ce que vous contemplez, des jours viendront où il n’en restera pas pierre sur pierre : tout sera détruit. » Luc 21, 6
Si on ne comprend pas où je veux en venir, il suffit de lire la suite du chapitre 21 de saint Luc, ou encore Matthieu 24 et 25.
Celui qui a des oreilles, qu’il entende ce que l’Esprit dit aux Églises.
Apocalypse 2, 7