J’avais 19 ans et j’étais en voyage d’étude à Barcelone avec un groupe d’élèves-instituteurs/trices. Nous étions assez étonnés par les velléités de nationalisme catalan qui s’exprimaient déjà dans la progression de la place de la langue catalane dans les apprentissages primaires, au gré des écoles que nous visitions et où certains enseignants s’enflammaient en nous faisant l’apologie de leurs nouvelles orientations pédagogiques. Je me trouvais décalée avec mon castillan encore frais du lycée qui semblait indésirable là-bas, et j’avais un peu honte de ne pas avoir potassé mon “Que sais-je ?” sur la Catalogne avant de partir pour ce voyage. Le professeur d’histoire qui nous accompagnait comblait nos lacunes de jeunes encore peu informés des faits politiques ici ou ailleurs, et nous sortait de notre naïveté de petits élèves-maîtres fraîchement recrutés dans la fonction publique française. Je me souviens de ce voyage comme d’un saut un peu rude dans le monde adulte, même si nous rêvions les yeux grands ouverts devant les œuvres sublimes de Gaudí, autre objet de notre déplacement en ce beau mois de septembre 1983.
Un lundi matin, notre professeur s’écria, livide, un journal à la main : “Ils ont eu Dreux !” C’était le lendemain d’un 11 septembre qui n’avait encore à l’époque pas d’autre signification que celle-ci.
Le Front National venait d’entrer dans une municipalité pour la première fois en France. Notre professeur et guide, qui avait une bonne trentaine d’années de plus que nous et sans doute un long passé d’électeur de gauche ne nous cacha rien de cette funeste situation. Notre innocence de jeunes électeurs se trouvait souillée de la toute première percée de la “peste brune” sur notre sol. S’en suivit un long cours d’histoire politique, entre le petit déjeuner et le programme du jour. Avec conviction, ce professeur engagé nous détailla la signification d’un tel événement politique et nous renvoya à notre conscience de citoyens, jeunes électeurs et futurs éducateurs des citoyens français de l’avenir. Pour lui, c’était déjà comme s’il avait perdu la bataille de toute une vie. Et nous, abasourdis, nous devions intégrer soudain le fait que des Français comme nous, pétris aussi de toute l’histoire de la seconde guerre mondiale et de la résistance, votaient désormais pour l’extrême-droite et la désiraient au pouvoir.
Longtemps, je suis restée mobilisée mais incrédule. J’ai manifesté dans les rues de Strasbourg avec 50 000 personnes et des amis très chers le 29 mars 1997 contre la tenue du congrès du FN dans ma capitale régionale d’adoption, cette région où chaque soir d’élection me donnerait désormais invariablement envie de vomir ou de pleurer. J’ai vu la pieuvre s’insinuer dans les consciences des clients de la boulangerie, ceux qui n’osaient pas au début se déclarer ouvertement, puis ce vote s’est banalisé, a gagné clairement l’adhésion de certains parents d’élèves, jusqu’à rendre impossible en quelques décennies un débat paisible avec des élèves de moins de dix ans déjà influencés par les votes sans fards et conquérants de leurs parents. Aux présidentielles de 2017, une petite fille m’a demandé en classe : “Mais le président, cela pourrait aussi être une présidente ?” Et le cœur de la féministe que je suis s’est serré de devoir lui répondre avec un sourire, dans ce contexte-là : “Mais oui, bien sûr !”
Il est loin, le temps où, enfant, je demandais à mon père de m’expliquer la droite et la gauche. Tout semblait si compréhensible, à l’époque !
Quel pays, quelle Europe léguons-nous à nos enfants ? Contre quels concepts politiques nauséabonds ont-ils à se battre désormais ? Que vaudront leurs bulletins électoraux honnêtes et courageux dans quelques élections ?
“Ils ont eu Dreux !”
Ce cri improbable résonne encore à mes oreilles.
Si un jour ils ont mon village ou mon pays, je ne sais pas en quel exil j’irai.