Ça commence jeudi 14 janvier 2021 à 7h00 : il neige, et c’est prévu pour toute la journée. Et ça tombera jusqu’à 10h le lendemain matin en continu : aucune interruption dans ces chutes de neige bien décidées à recouvrir le sol d’un très épais manteau blanc. On atteint environ les quarante centimètres, sans doute davantage encore en montant vers la forêt. Dès jeudi matin, j’ai des soucis : je veux me rendre à mon rendez-vous – déjà reporté pour cause de fêtes – afin de faire poser, enfin, mes roues neige sur ma voiture neuve. Moi qui suis toujours scrupuleuse à l’extrême sur ce point, me voilà dépourvue d’équipement d’hiver en plein mois de janvier ! Je tente de quitter ma maison mais peine perdue dès les premiers mètres : ça patine inexorablement. Trois voisines vont me porter secours, on se relaie au volant, on recule pour pouvoir passer la seconde avant la montée traîtresse, on pousse : la voiture avance de quelques mètres, mais sur les conseils de toutes, on se décide à remettre le véhicule au garage car la descente vers la vallée a l’air tout aussi périlleuse. Je suis déboussolée : voilà qu’il neige, que je ne suis pas équipée, je repousse encore mon rendez-vous à la semaine prochaine en sachant que désormais je suis cloîtrée chez moi jusqu’à ce que les conditions météo s’améliorent.
L’après-midi, je vais faire une promenade photo tonifiante sous les chutes de neige et dans le paysage bouché, mais il est néanmoins impressionnant et beau. On n’a pas eu ça depuis une bonne dizaine d’années, voire plus. Arrivée à un point clé de ma promenade, avant une forte montée, je prends très souriante un selfie pour mes enfants, et j’entends pas très loin un craquement sinistre : un arbre tombe de tout son long sous le poids de la neige. Pas très rassurée car je suis en pleine forêt, je rentre chez moi en enfonçant mes bottes dans mes traces de l’aller, pas âme qui vive autour de moi, seulement des craquements suspects. Un bon thé au retour et partager mes photos à mes proches et sur les réseaux sociaux.
Puis je me décide à suivre à la télévision la conférence de presse du 1er ministre, histoire de savoir à quelle sauce Covid nous allons être mangés. Les allégations des journalistes m’agacent un peu, ils savent toujours à l’avance ce qui va être dit !
17h45, le ministre va commencer, et là tout s’éteint : la télé, l’ordinateur, la lumière, la guirlande du sapin que je n’ai toujours pas rangé. Le noir. Quelques micro-coupures dans la matinée avaient déjà éteint l’ordinateur plusieurs fois brutalement, mais là ça semble ne pas revenir. Le noir chez moi, dans la rue, chez tous les voisins…
Et zut, je n’ai plus que 40% de batterie à mon téléphone, je communique encore avec mes proches mais un peu inquiète de devoir bientôt passer en mode économie.
Le temps passe. J’ai allumé des bougies, pu chauffer une soupe car fort heureusement j’ai une gazinière à butane, attendu en vain un signal lumineux. On annonce le retour de la fée électricité pour 23h ou minuit sur le site Enedis. Je me résous à me coucher très tôt et à pomper encore un peu de batterie en me servant de mon téléphone comme lampe de poche. Le pourcentage décroît et je m’en inquiète. Mon fils me conseille de passer promptement en mode économie, je me mets en “ultra” et ne peux plus que recevoir des textos ou des coups de téléphone. C’est mieux que rien.
Nuit d’inquiétude à tenter d’allumer la lumière à chaque réveil, mais rien. Je me réveille définitivement à 5h et me décide à déjeuner, il fait encore nuit noire et la descente de l’escalier est périlleuse à la faible lueur bleue d’un petit réveil à pile. Je savais bien qu’un jour, cela me poserait problème de ne plus avoir une seule lampe de poche qui fonctionne, et m’y voilà. Bougies. Je n’ai plus de poudre de café depuis que j’utilise des dosettes. J’en mets cinq ou six au fond d’un porte-filtre et fais couler de l’eau bouillante dessus. J’obtiens un vague jus de café un peu désolant mais je pense aux prisonniers de tous les temps qui n’ont guère mieux au quotidien.
Je n’ai qu’un chauffage électrique et la maison se rafraîchit peu à peu. S’habiller chaudement et attendre le jour en comatant un peu sur le canapé. Il est encore tombé autant de neige cette nuit qu’hier, la couche sur la terrasse est très impressionnante. Et ça tombe jusqu’à 10h environ.
Enfin le jour, j’émerge de mon demi-sommeil. Mes deux voisins déneigent devant chez eux, on se parle depuis ma fenêtre. “Ah, s’écrie J-F, la voisine est encore en vie !” Oui, on en est tous là, à se demander ce que deviennent les autres dans leurs maisons sans éclairage. On échange des nouvelles et des propositions de service, untel a la chance d’avoir du feu de bois, l’autre se félicite d’avoir du gaz de cuisine…
La journée est plutôt agréable, un grand soleil se lève vers midi et le paysage est féérique avec le ciel bleu pur. Je repars pour une balade photo et croise tout un groupe de villageois qui partent pour une randonnée à raquettes. On plaisante plus qu’on ne se plaint de notre curieux sort. Chacun y va de son expérience : sortir les camping-gaz pour faire à manger aux enfants, passer un coup de fil ici car il n’y a plus de réseau plus bas, jalouser les quelques rues qui ont de l’électricité… Apparemment, une panne de câbles s’est surajoutée dans notre village à la panne générale de la vallée hier soir. En cause, les chutes d’arbres sous le poids de la neige. Enedis ne cesse d’annoncer des heures de retour à la normale qui ne sont jamais tenues, ce sont mes enfants qui m’en informent par le peu de textos qui j’échange encore avec 6% de batterie.
Le soir tombe et l’angoisse monte avec lui. Le sombre. Les bougies. Bientôt plus de téléphone – il s’arrêtera complètement à 23h. Je me suis cuisiné des litres de soupe à midi et je peux au moins manger cela, bien chaud. Il ne fait plus que 14 degrés dans la maison, j’ajoute encore un pull. Cela fait plus de 24h sans électricité maintenant, et je crains pour mes deux petits congélateurs que j’ai remplis de fruits à tartes et de compotes cet été. Perdre tout ce travail aussi bêtement ? L’annonce d’un rétablissement samedi à midi seulement achève de ruiner mon moral. Je vais passer la nuit sans lampe de poche et sans téléphone, je dois me déplacer à la bougie et s’il m’arrive quelque chose, je ne pourrai prévenir personne. Je me couche déprimée à 19h en espérant tenir sans incidents jusqu’au jour.
Samedi, le jour se lève enfin, je suis en vie et je n’ai pas fait de chute malencontreuse. Je bénis le jour qui nous sort de notre isolement absolu. Une voisine passe voir si je vais bien, elle s’inquiète de moi sans chauffage. Je lui sers un thé bien chaud car elle n’a que des plaques à induction chez elle. Et je lui donne aussi une thermos de soupe brûlante, avec la promesse de passer l’après-midi chez elle au coin de son feu de bois. Il ne fait plus que 12° dans ma maison.
13h30, mon sauveur de fils s’arrête devant ma maison. Il habite à 35 km et m’apporte, ô joie, un chargeur de batterie autonome, du pain et quelques fruits. Bonheur de pouvoir communiquer à nouveau avec la famille et les amis qui, tous, s’inquiètent pour moi. On mange ce qu’on peut des surgelés perdus qui sont en train de tous dégivrer. Je lui en remplis un sac isotherme pour sa consommation du soir et du lendemain.
La promesse du retour de l’électricité à midi ne sera pas tenue. Je vais chez ma voisine qui a croisé les techniciens EDF, ils pensaient que le problème serait réglé à la mi-journée mais découvrent un autre câble tombé. On papote au coin du feu autour d’un thé brûlant que j’ai apporté. Résignées pour une nouvelle nuit, mais elle me prête le Graal : une boule lumineuse à piles ! Je n’aurai plus besoin de me déplacer à la chandelle en redoutant qu’elle s’éteigne et que mes chats s’y brûlent les poils.
Du coup, quand je rentre chez moi à la tombée de la nuit, j’ai un meilleur moral que la veille. Je mange encore des surgelés, sachant désormais que tout ce qui ne sera pas consommé est perdu.
Et je me couche de nouveau à 20h30, d’ennui et de lassitude, et j’ai bien froid.
Je m’assoupis.
Soudain, vers 21h30, des cris dans la maison, mes chats s’effraient et moi aussi : mon Dieu, c’est la télé qui s’est rallumée ! Incrédule, j’appuie sur l’interrupteur et la lumière s’allume, miracle absolu, j’ai la sensation d’être Thomas Edison !
Joie indescriptible de revenir à la civilisation après ces trois jours d’épreuve inédite qui m’auront enseigné à quel point nous sommes nantis, quand tout fonctionne bien, en ce siècle et ces contrées !