Il m’arrive, parfois, de rechercher au fil du net des nouvelles de personnes aimées que j’ai perdues de vue depuis longtemps. La toile est indiscrète, et on retrouve parfois, au gré de leurs engagements ou prises de paroles publiques, tel ou tel ami avec qui les liens s’étaient distendus sous l’effet du temps, de la vie qui caracole ou des kilomètres qui se sont installés et ont mis à distance des relations pourtant fortes à un moment donné de nos cheminements.
Ainsi, j’ai tapé l’autre soir dans un moteur de recherche le nom de Bernard, un prêtre qui fut mon aumônier de JOC (Jeunesse ouvrière chrétienne) à l’aube de mes 20 ans. J’avais déjà cherché à le joindre il y a une dizaine d’années, à la rédaction de mon “Histoire d’une foi”, pensant que mon récit pourrait l’intéresser. Mon mail ne reçut jamais de réponse, si bien que je ne sus pas s’il lui était parvenu. J’avais, à cette occasion, constaté qu’il avait lui aussi changé de région, vers l’ouest, ce qui nous éloignait encore davantage l’un de l’autre.
La JOC/JOCF (branche féminine), j’y ai été très impliquée de mes 15 ans environ à mon entrée dans la vie active. C’était le curé de ma paroisse d’enfance qui m’y avait introduite, et j’y ai cheminé avec des jeunes qui allaient devenir d’excellent-e-s ami-e-s. Issus de milieux modestes, nous nous retrouvions dans la “Fensch Vallée” qu’a chantée Bernard Lavilliers ; personnellement, je n’y vivais pas, mais cette région si sinistrée par l’arrêt progressif de la sidérurgie était toute proche de mon village rural. Nous réfléchissions à nos conditions de vie, d’études, d’apprentissage, de travail pour certains, débusquant les injustices qui pouvaient se présenter et cherchant, par de petites actions, à y remédier. Nous nous retrouvions en réunions de petites équipes, en synthèses de groupes plus larges, en sessions parfois sur plusieurs jours ou un week-end qui étaient toujours riches de rencontres, de partages et de joie. Des aumôniers nous encadraient pour nous aider à chercher un sens à ce que nous vivions et à relier si possible nos expériences à la foi chrétienne. J’en ai gardé le goût de l’Evangile vécu concrètement et d’une Eglise des démunis, bien plutôt que celui de la tradition catholique empreinte de nostalgie des splendeurs d’antan. Nos aumôniers ne nous donnaient jamais des leçons de morale, l’Evangile, c’était s’aimer les uns les autres et venir en aide à son prochain dans le besoin. C’est ainsi que ma foi en la parole concrète du Christ a survécu à mes doutes adolescents.
Je connaissais Bernard depuis l’enfance car tout jeune prêtre, il venait parfois remplacer notre curé au village. J’ai toujours apprécié sa douceur et sa pertinence. Aussi ai-je été bien contente quand il devint l’aumônier de la petite équipe de quelques jeunes filles dont je faisais partie. Nous nous retrouvions régulièrement, avec lui, au presbytère, pour des soirées de “Révision de vie”. La trame de notre débat était le “Voir-Juger-Agir” propre à la JOC. Examiner notre vécu, en discerner le sens et la portée, déterminer sur quels plans et de quelle façon il était souhaitable d’agir pour un mieux dans le sens d’une plus grande justesse comme d’une plus grande justice. Une parole de foi, de doute ou de quête spirituelle était la bienvenue, mais jamais imposée.
Bernard avait une écoute remarquable et une patience à toute épreuve. Nous avions entre 16 et 25 ans et bien souvent, les soirées tournaient davantage autour de nos insolubles problèmes de cœur que de la militance JOC. Bernard écoutait, accueillait, respectait. Je me souviendrai toujours de cette parole magnifique qu’il nous avait offerte :
“La vie de chacun, c’est comme une terre sainte. Il faut enlever ses chaussures et avancer lentement.”
Et c’était bien là l’exemple admirable qu’il nous donnait par toute sa personne et sans doute jusque dans son ministère de prêtre.
J’ai cessé ma participation aux activités de la JOC quand je suis devenue institutrice, ne pouvant plus me permettre un agenda aussi chargé. J’ai cessé aussi la militance, peu attirée par les syndicats enseignants. Mais tout ce qui avait été semé en termes de souci de justice sociale et de foi active était là, en germe, et ne demandait qu’à croître dans ma vie adulte.
C’est ma foi retrouvée et si vive que j’aurais désiré partager à Bernard, au prêtre et à l’ancien aumônier, pour qu’il se réjouisse avec moi des beaux fruits de cette lente mais sûre croissance de l’Evangile en mon cœur et dans ma vie de femme. Je ne sais pas s’il a reçu il y a dix ans mon “Histoire d’une foi.” Et depuis l’autre soir, je sais via le net qu’il ne pourra plus répondre à un hypothétique mail. Humble et fidèle serviteur de son Seigneur, Bernard l’a rejoint il y a cinq ans déjà, à soixante-six ans à peine. Je ne sais quel mal l’a ainsi emporté, ravi à son diocèse d’adoption. Mais j’ai trouvé une vidéo, une interview qu’il a donnée peu avant son décès, où je le reconnais, certes vieilli de trente années par rapport à mon souvenir, mais égal à lui-même, parlant avec douceur de l’écoute, qui fut le moteur de sa vie.
Merci, ami, pour ces années d’écoute de mes tourments et de mes combats de jeune fille, merci pour ce baume que tu mettais sur des plaies à vif par ta simple présence compatissante, merci pour ce témoignage humble, discret mais constant de ton attachement à la figure du Christ. Réjouis-toi en Lui et près de Lui désormais !