Aujourd’hui, elle aurait eu 88 ans. Mais sa vie en a décidé autrement. Elle nous fut arrachée il y a onze ans déjà, petite maman…
Née quelques années avant la seconde guerre mondiale d’un mariage improbable entre deux orphelins jetés de bonne heure dans la vie adulte ; mon grand-père m’avait raconté qu’on lui avait conseillé, comme il cherchait une épouse, de se rendre à une vingtaine de kilomètres de là, dans un village où il y avait quatre sœurs à marier. Il alla à la messe dans cette paroisse où il repéra celle qui lui semblait la plus jolie. Le mariage fut conclu en quelques semaines selon lui, mais mon bien-aimé grand-père avait le don de l’exagération, alors je me dis que c’était peut-être quelques mois. Pas très souriants sur leur photo de mariage, mais se connaissaient-ils seulement ?
Il avait choisi la plus jolie mais certainement pas la plus douce. Et elle a passé sa longue vie en disputes avec lui et en maltraitance psychologique à l’égard de leur fille première-née qui n’a jamais compris le pourquoi de ce déferlement de haine à son encontre, elle qui n’était que discrétion et soumission à une quelconque autorité. Notre maman était marquée au fer par ce désamour de sa mère, qui ne se limita pas à son enfance, mais se poursuivit par salves jusqu’à la mort de cette femme autoritaire à 95 ans, autant dire, presque toute la vie de notre petite maman. Qu’avait- elle donc à lui reprocher, sinon sa grande vertu, sa fidélité, son mariage d’amour avec un très beau jeune homme, son existence humble de service et de foi confiante ?
C’est que notre grand-mère n’avait d’yeux que pour son fils, “le garçon” comme elle disait dans son dialecte, qui lui procura l’honneur d’être mère de prêtre et par là-même intouchable dans le jugement de ceux qui n’étaient pas dans les secrets du cercle familial. Vivant plus tard avec lui dans ses différentes paroisses, elle était “la mère du curé”, son biscuit inimitable était “le gâteau de la mère du curé”, c’est tout juste si quelqu’un se préoccupait du fait qu’elle avait aussi une fille et des relations qu’elle entretenait avec elle.
Et ce fut là toute la vie de notre maman, presque obligée de s’excuser d’être venue au monde. Pourtant, elle était bénie. Une foi imperturbable malgré les vicissitudes de sa vie. Quand la foudre s’abattait sur elle, maternelle ou simplement due à une vie difficile et pauvre, elle priait Marie en confiance. Elle a mis au monde en peu d’années quatre filles dont elle était fière et qui le lui ont bien rendu, du moins je l’espère. Elle n’a effectué que très peu de voyages dans sa vie, mais Lourdes et Rome ont été ses destinations privilégiées. Elle se consacrait aux humbles tâches de notre éducation, à la tenue de la maisonnée qu’elle avait étudiée scrupuleusement à l’école ménagère dans les années cinquante, aux travaux agricoles et d’élevage qui l’occupaient intensément, le petit salaire de notre papa ne suffisant pas à nous nourrir. Elle n’aurait pas manqué la messe dominicale et a passé de longues années à chanter à la chorale paroissiale, de sa voix fluette qui n’osait pas trop s’exprimer ; on lui avait tant et tant signifié qu’elle ne comptait pour rien !
Les conflits avec sa mère et son frère étaient récurrents, car lui, tout prêtre qu’il était, avait emboîté le pas à sa mère adulée pour mépriser sa sœur. Notre maman ne lisait pas la Bible, mais l’Evangile était comme imprimé en elle. Elle pardonnait tout : “C’est quand même ma mère, c’est quand même mon frère…” Jusqu’à son dernier souffle, malgré les brimades, les remontrances, l’absence de visite quand elle tomba étrangement malade après toute cette vie à se demander où était sa faute originelle…
Mais tous, nous avons pu voir, sur son visage figé dans la mort, un merveilleux sourire, soulagé, transfiguré. J’en ai acquis très vite la certitude : son autre maman, celle qu’elle aimait et qui l’aimait, Marie qu’elle avait tant priée dans sa détresse, Marie était venue elle-même la chercher dans cette solitude d’hôpital, tandis qu’elle s’était brisé l’épaule en tombant la veille. Marie était venue lui signifier que quelque part, ailleurs, oui, elle était aimée et attendue. Que la petite fille au cœur meurtri avait trouvé grâce auprès de Dieu, et que voilà, elle en avait fini avec la souffrance. Alors son cœur s’est arrêté de battre, très paisiblement. Le sourire de sa vision est resté imprimé sur son visage. Quand l’infirmière de nuit est passée, Maman avait rendu son dernier souffle sans avoir l’air d’avoir souffert. Maman était partie pour un ailleurs d’amour.
Joyeux anniversaire Maman, et prépare-nous une place là-haut, toi qui as vécu de la plus belle des vertus chrétiennes toute ta vie : la plus pure humilité.
1 commentaire
Il est difficile (mais pas impossible) d’être un parent aimant lorsqu’on a soi-même souffert de désamour parental. Votre maman a surmonté cet obstacle et a réussi à vous donner en abondance ce qu’elle même n’avait pas reçu. Vous avez reçu ce don très précieux, et vous lui avez rendu son amour, en attendant la pleine et entière communion d’Amour qui vous réunira là-haut…