Ce fut mon premier logis. Et cette maison restera celle de toute l’histoire de notre famille, depuis la cellule que nous avons formée, mes parents, mes trois sœurs et moi, jusqu’au lieu de retrouvailles ensuite de tous nos descendants. Histoire d’un couple de son premier enfant jusqu’au soir de sa vie, jusqu’à ce que notre papa ferme les yeux sur une longue existence de fidélité, de labeur et de fécondité sur tous les plans.
Il a fallu s’y résoudre : personne, dans la descendance, n’irait s’y installer. La question avait déjà sa réponse immédiate : nous allions vendre LA maison. Pincement au cœur, émotion et espérance qu’elle vive une nouvelle saga familiale, qu’elle abrite un nouveau foyer avec naissances, cris d’enfants, heurs et malheurs propres à chaque famille.
Un très jeune couple du voisinage se présenta, qui avait remarqué les volets fermés depuis quelque temps, qui avait appris que le gentil papy veuf qui y vivait depuis plus de soixante ans n’était plus. L’imposante bâtisse attirait leurs regards et ils y projetaient déjà leur jeune bonheur. Tout s’est fait très vite : visite, coup de cœur, re-visite, devis et compromis de vente. Nous n’en revenions pas de leur enthousiasme et de leur confiance. Je leur avais glissé, au cours d’une de leurs investigations : “Cette maison a une âme” et ils en ont été persuadés eux aussi. Infini respect pour les lieux et leur histoire, et promesse d’y vivre dans la continuité d’une vie simple, familiale, honnête. Une petite fille, déjà, allait l’égayer de ses jeux et de ses sourires.
Il y a eu les mois de rangement entre stress et émotions continues. Nos parents avaient connu la guerre et gardaient tout, parce que “ça peut toujours servir” et qu’ils avaient un infini respect pour les traces de notre enfance et de notre jeunesse à leurs côtés. Il y avait des strates dans leurs placards et armoires : au-dessus, leurs affaires de petit couple vieillissant, lui méticuleux et ordonné, elle encore coquette les dimanches, de belles tenues peu portées sur des cintres, “un peu trop dommage” pour son quotidien simple et rural. Des boîtes contenant d’autres boîtes, et dedans, toutes les petites acquisitions du fil d’une vie, des effets personnels et papiers importants aux cadeaux inutilisés de divers commerces par correspondance. En-dessous, des jeux et dessins de leurs neuf petits-enfants, tous adultes à présent. Et au fin fond des étagères, notre cœur fut bouleversé de retrouver nos robes de fillettes et même de bébé, nos premières chaussures près des escarpins de mariée de maman, nos revues, nos cahiers d’écolières, tous nos jouets – pas très nombreux mais parfois même pas cassés – nos dessins et ces objets immémoriaux qui avaient jalonné notre enfance. “Qu’est-ce qu’on en fait ? Tu veux ? Je jette ? On donne à Emmaüs ?” Tri de patience et de discernement pas toujours facile, film de toute une vie qui défile comme le terme de l’histoire d’un foyer, avec la douleur des deux absents tellement là et le deuil qui se fait plus évident, jour après jour, en cet adieu concret à tous nos souvenirs.
Les derniers jours et l’angoisse de ne pas y arriver, quand il ne reste plus que les encombrants, les ustensiles de ménage et du bazar dans les dépendances. Ceux qui ont accepté de s’investir dans la tâche sont admirables de dévouement et d’abnégation. La fatigue est telle qu’il y a quelques tensions palpables et de la pression sous les soupapes.
Puis une longue table sur laquelle on fait glisser les documents à parapher avant de remettre officiellement aux jeunes acquéreurs les quelques trousseaux de clés, dans un soupçon de sanglots réprimés.
La maison est maintenant vide de notre vie et de nos souvenirs, une nouvelle ère commence pour elle, les papiers peints défraîchis vont être bien vite arrachés, les travaux nécessaires réalisés, et après son grand lifting, la bâtisse plus que centenaire va reprendre un nouveau cycle familial, entre complicité conjugale, rires et cris d’enfants, joyeux aboiements et tous ces riens de l’ordinaire qui font qu’une demeure est le premier témoin direct et discret de l’intimité d’une famille au long des jours et de plusieurs vies.
Soyez-y heureuse, chère petite famille qui prenez le relais !