J’effectue un rapide calcul : sept rentrées en tant qu’écolière, sept comme collégienne et lycéenne, trois comme élève-maître, puis vingt-sept comme institutrice en défalquant les années de congé maternité ou parental où je n’étais pas présente à l’appel de septembre. Cela me fait un total de quarante-quatre rentrées scolaires entre fièvre des achats de papeterie, stress de la nouveauté et de l’inconnu, et énorme travail de préparation en amont pour être d’attaque le jour J et dans les semaines et mois suivants.
Mon supérieur hiérarchique, il y a quelques années, se gaussait un peu de ces enseignants qui avaient passé toute leur vie dans le système scolaire sans s’être frottés à l’entreprise. Si c’était pour lui encore une manière d’humilier les fidèles entre les fidèles, il n’en demeure pas moins qu’avec pareil cursus, on ne peut pas nous reprocher de ne pas connaître par cœur l’institution Education Nationale qu’un certain ministre naguère avait qualifiée de “mammouth”.
Le “mammouth” perçu alors par lui comme une corporation hyper syndiquée impossible à réformer.
Pour moi, j’aurais plutôt tendance à évoquer un mammouth malade de la réforme à chaque changement de gouvernement, et piétinant ses fonctionnaires en charge d’élèves jusqu’à les amener au stade de l’épuisement voire de l’écœurement à l’âge de la retraite.
Oh, je sais bien qu’il y a une liste infinie de métiers difficiles, mal rémunérés, charriant leur lot de stress et de soumission à un management ingrat voire inique. Mon propos n’est pas de plaindre les enseignants au mépris des autres salariés, ce que l’on nous reproche si souvent.
Mais je ne suis pas sûre qu’il existe beaucoup d’autres métiers à relativement longue formation universitaire où l’on tienne si peu compte de l’expertise et de la qualité de réflexion des cadres. Et où l’on fasse à ce point sentir aux quinquagénaires que leurs compétences relèvent de l’obsolescence et qu’ils sont priés, comme à leurs débuts, d’obéir au doigt et à l’œil aux injonctions hiérarchiques qui sont autant de transmissions d’ordres ministériels, faute de quoi on a tôt fait de les qualifier d’enseignants à la dérive, avec toutes les situations de harcèlement que cela peut entraîner.
Je parle en connaissance de cause, et pas seulement en raison de l’iniquité qui a prévalu sur la fin de ma carrière, mais encore parce que j’écoute beaucoup mes collègues et ami(e)s encore sur le terrain. Un ras le bol s’installe peu à peu, et pas seulement à cause des contraintes sanitaires de ces deux dernières années.
Dans mon académie, en raison notamment du choix politique de généraliser les classes bilingues français-allemand à parité horaire, ce qui pouvait procéder d’une bonne idée mais n’a jamais été réaliste en terme de personnels compétents et d’organisation des écoles, les professeurs des écoles passent une quinzaine d’années au bas mot avant d’être titulaires d’un poste qui leur convienne vraiment sur le plan pédagogique et géographique. Et demander ensuite une mutation relève de l’impossible, sauf à être victime de fermeture de classe, ce qui n’est jamais un choix. Ainsi donc, les jeunes enseignants qui arrivaient fraîchement rescapés des difficiles concours la fleur au fusil se retrouvent-ils pendant des années à parcourir de très longs kilomètres avant 8h00 du matin, et ce ailleurs chaque année. A eux les quartiers difficiles où l’on est parfois davantage gardien de la paix qu’enseignant. A eux les classes dont personne dans l’équipe en place n’a voulu. A eux les postes fractionnés : certains se retrouvent ainsi dans une classe différente chaque jour de la semaine, et parfois de la petite section de maternelle jusqu’au CM2. A eux la “flexibilité” !
La quarantaine enfin atteinte, leur barème devient peut-être enfin suffisant pour obtenir un poste réellement convoité. Autant dire que l’enthousiasme n’est plus le même qu’en sortie de formation. Il faudra néanmoins travailler 25 heures par semaine devant les élèves – partie émergée de l’iceberg – et presque autant en réunions officielles ou non, rendez-vous avec les parents, actions “d’épicerie” pour engranger de l’argent dans la coopérative scolaire, et ces heures incalculables passées chez soi en préparations, corrections, rédaction de projets, de bilans et de prise en charge des élèves en difficulté… Ce temps soustrait à la vie privée qui est honni des conjoints et enfants d’enseignants – beaucoup pourraient en témoigner.
On pourrait penser que le professeur des écoles arrivant en fin de carrière peut enfin un peu lever le pied par connaissance de son métier et grâce à ses acquis des années précédentes. Il n’en est rien. Chaque changement de gouvernement amène un nouveau ministre qui veut laisser son nom à une réforme. Celui-là, souvent, n’a jamais eu charge de classe, mais lui, il Sait ! Il s’appuie sur les neurosciences et les études PISA pour vous faire comprendre que tout ce que vous avez fait jusque là ne valait rien, et que si les petits Français sont les quasi cancres de l’Europe voire du monde, c’est à cause de toutes vos mauvaises méthodes jusque là. Et d’aller piocher à Singapour les secrets des mathématiques, et d’imposer aux enseignants de CP le “Petit livre orange de la lecture”, qui vous dicte d’enseigner tel son telle semaine de l’année scolaire. Gare à vous si vous ne vous inscrivez pas dans le sacro-saint “tempo” ! Peu importe votre bac + 5 ou vos trente années d’expérience, M. le Ministre et M. l’Inspecteur ont dit que douze sons devaient être acquis fin octobre, et les parents, qui ont lu le même livre que vous, le savent très bien, et vous guettent au tournant ! Sans compter que le parent étant roi, le parent a toujours raison, et que votre supérieur hiérarchique ne manquera pas de vous humilier sans discernement ni vérification préalable car M. le Parent lui a dit au téléphone ou par mail que vous n’étiez pas dans les clous du programme !
Et pour corser le tout, avec toute votre expérience, vous avez toujours dans l’équipe un(e) jeune collègue trentenaire qui a bac + 5 et pas vous, et qui donc sait tout mieux que vous et n’a rien à apprendre d’un instituteur ancienne formule qui est sorti de l’Ecole Normale dans les années 80, comble de l’obsolescence !
Je me permets ce pamphlet car je n’effectue pas la rentrée de septembre pour la troisième année consécutive. Si j’avais repris le chemin de l’école ce matin, je serais tenue au devoir de réserve, tout fonctionnaire devant respect à sa hiérarchie.
Pour moi, je le redis, je me suis sentie pressée comme un citron jusqu’au terme de ma carrière, et même de plus en plus au fil des années. Malmenée longtemps injustement par certaines de mes propres collègues, je n’ai pas trouvé de soutien auprès de mes supérieurs. Et quand quelques parents véhéments s’y sont mis à leur tour, j’ai été abandonnée à leur vindicte jusqu’à craquer vraiment pour ne plus revenir.
Alors à quoi bon avoir terminé ma formation d’institutrice major de promo, m’être alors entendu dire que j’avais “le feu sacré” et dénotais un réel enthousiasme pour le métier, avoir sacrifié tant de temps personnel au long de trente années pour assumer au mieux ma classe le lendemain, avoir aimé sincèrement mes petits élèves, pour finir une carrière dans l’amertume et l’indifférence de ma hiérarchie ?