Le prétexte était un achat par petite annonce à une centaine de kilomètres de chez moi ; le jour choisi, un dimanche, pour éviter les camions sur l’autoroute, qui sont une de mes phobies personnelles. Mais mon projet allait plus loin : rendre visite à mon ancienne accompagnatrice spirituelle, qui réside dans cette petite ville depuis quelques années, avec une communauté de religieuses à laquelle elle appartient, et qui sont presque toutes octogénaires. Le Covid nous a privées l’une de l’autre, ces religieuses âgées et pas toutes en très bonne santé s’en étant protégées avec raison, et en trois ans nous ne nous étions revues qu’une fois, ailleurs.
Un mail l’autre jour pour lui annoncer que je serais dans sa ville ce dimanche, que j’irais à la messe dans sa paroisse et que je désirais pouvoir la rencontrer à cette occasion. Je lui proposais de l’inviter à déjeuner au restaurant.
La réponse ne tarda pas, et avec l’accord de sa sœur responsable de la communauté, elle fut assortie d’une adorable invitation à déjeuner avec elles toutes.
Me voilà donc, hier au sortir de la messe là-bas, dans la joie de la retrouver après quelques dix-huit mois sans s’être rencontrées. Et elle m’emmène dans leur maison, une vaste demeure assortie d’un grand verger, devant laquelle je m’étais garée sans savoir que c’était là leur adresse !
Je suis présentée fort aimablement aux onze sœurs qui rejoignent l’une après l’autre la lumineuse salle à manger, elles m’appellent avec gentillesse et respect “Madame Véronique”. Je suis très touchée de cet accueil inédit : quand je vais en retraite à l’abbaye de Tamié, en Savoie, nous sommes toujours une vingtaine de retraitants à l’hôtellerie, mais ne rencontrons les moines qu’aux offices, au parloir ou dans leurs différentes fonctions. Mais là, ces aimables sœurs apostoliques, toutes en civil, m’accueillent à leur propre table ! Trois tables rondes prévues pour quatre convives chacune, je suis la douzième, nous voici en ce dimanche comme un petit cénacle de paix !
Heureux repas, délicieux, préparé par une cuisinière ukrainienne, et nos conversations tourneront immanquablement autour de la guerre en Ukraine dont elles sont parfaitement informées. C’est bon de se sentir complètement sur la même longueur d’ondes entre nous à ce sujet et sur d’autres encore. C’est consolant de partager notre traumatisme de la semaine, nos différents liens avec des Ukrainiens en France ou demeurés sur place, notre désapprobation profonde de cette guerre inique, nos inquiétudes, notre grand désir de porter tout cela dans une ardente prière. Et d’autant plus que nous sommes un peu stupéfaites de la quasi absence de mention qui en a été faite au cours de la messe dont nous sommes trois à sortir. Eternel paradoxe d’une Eglise qui semble coupée des préoccupations majeures de ses fidèles, du moins dans les mots qu’elle ose à la messe – ou pas. Au cours de ce repas, au moins, la parole est libre de circuler, et j’apprécie la liberté de ton de ces religieuses absolument fidèles à leurs vœux et engagements ecclésiaux, mais néanmoins capables d’un peu d’esprit critique, dans un très grand respect, mais aussi beaucoup d’humanité et de pertinence. D’une table à l’autre, les conversations se perçoivent, mais leurs voix sont douces, et je suis saisie d’un sentiment de grande paix dans cette maison baignée de prière.
Le dessert est fort généreux, et je le devine comme une sorte d’encouragement à entrer mercredi en carême, pour six semaines d’intercession ardente ponctuées de jeûnes ou restrictions librement consentis. Nous quittons la table après un temps de recueillement en prière.
Le parloir de quelque deux heures sera aussi un grand moment d’échange en plénitude de confiance et d’amitié. Nous rendons grâce pour le prêtre qui nous a permis de nous rencontrer il y a cinq ans. Et dans tout ce que je confie à ma très chère amie, je sais qu’elle portera dans une ardente prière mes joies et mes peines, mes combats et mes espérances. Et je crois profondément qu’elle comme moi aurons encore la joie de pouvoir rendre grâce pour de magnifiques exaucements qui nous ont déjà été accordés maintes fois au cours des années écoulées depuis que nous avons le bonheur de nous connaître et d’échanger sur nos vies et notre foi, moteur de l’une comme de l’autre.
Je quitterai cette maison bénie la paix au cœur, sous un radieux soleil qui fait deviner déjà le printemps prêt à exploser de partout.
L’actualité internationale ne s’est pas bonifiée pendant ce temps, mais j’ai au moins vécu un dimanche profondément apaisant et ressourçant. Merci à ce petit cénacle de femmes de prière et d’action qui m’a procuré tant de joie en ces temps si troublés !