Il y avait un roi qui dut s’absenter pour très longtemps.
Il confia ses terres à ses meilleurs amis, en les enjoignant à prendre soin de ses sujets comme s’ils étaient leurs brebis et eux les bergers. A ces intendants, en son absence, de nourrir et faire croître les brebis, de les soigner et de veiller sur elles et leurs agneaux en toutes circonstances pour tenir éloignés les loups voraces et ne pas laisser ceux-ci attenter à la paix et à la vie du troupeau.
Bon an mal an, les amis du roi s’acquittèrent de cette tâche. Leur souverain ne les avait pas abandonnés, se rappelant régulièrement à eux par des présents et des recommandations. Il leur avait promis notamment assistance permanente par l’intelligence des situations, il les enseignait encore à distance pour qu’ils soient les meilleurs régisseurs possibles de ses terres et de son peuple, à charge pour eux de former à leur tour des intendants fidèles et dévoués. Le roi avait promis qu’il reviendrait un jour et comblerait ses amis et tout le peuple demeuré fidèle à son souvenir de biens innombrables et de félicité parfaite dans un royaume pleinement renouvelé.
Mais il advint que les intendants trouvèrent cette absence bien longue, et que la plupart finirent pas se sentir propriétaires du royaume et de son peuple à eux confié. Ils se mirent à édicter des règles contraignantes qui ne provenaient pas du souverain mais de leur désir personnel de régenter jusqu’aux personnes. Ils instituèrent entre eux des grades et des échelons, et le peuple devait leur rendre des honneurs qui surpassaient trop souvent la simple reconnaissance due à leur seigneur. Les intendants se mirent à parler et à écrire en abondance, au prétexte d’en être investis par le roi lui-même, mais ils noyaient dans des élucubrations personnelles les quelques lois simples et bonnes que celui-ci avait jadis édictées.
Gagnant en influence dans le peuple, ils se mirent aussi à soigner à outrance leur apparence et leurs tenues. Ils ne voulaient surtout plus qu’on puisse les prendre pour de simples sujets du royaume : non, ils entendaient en être les glorieux responsables et détenteurs. Ils taisaient de plus en plus la promesse de retour du roi pour manipuler le peuple à leur profit, le fidéliser au culte de leur propre personnalité, lui présenter comme une fin en soi le fait de devenir à son tour un intendant du royaume ou, à défaut, de mettre en pratique toutes les règles qu’ils fixaient désormais eux-mêmes. Ils prétextaient l’intelligence des situations dont le roi les avait gratifiés jadis en les enseignant et en les choisissant pour soumettre celles et ceux qui n’étaient pas censés en avoir bénéficié autant qu’eux. Ce faisant, ils se permettaient d’insinuer qu’en dehors de leur discernement suraigu, personne n’était plus capable d’interpréter par lui-même les antiques préceptes. Il fallait désormais pour les simples sujets du royaume faire allégeance aux “sachants” pour espérer rendre hommage correctement au roi et faire mémoire de ce qu’il avait légué jadis à ce peuple.
Et cela n’était pas tout.
A force d’oublier que le roi les avait enjoints à n’être que de bons bergers pour les brebis et les agneaux, ils ne voyaient plus les loups là où ils erraient. Ils en instituaient intendants et fermaient les yeux sur leurs exactions. Pire, nombre d’entre eux, parmi les plus influents, devenaient eux-mêmes des loups. Gardiens des brebis et des agneaux, ils profitaient de leur ascendant sur eux non seulement pour les exploiter à leur propre service, mais encore pour les malmener voire les violenter. Les plus belles brebis et les agneaux les plus innocents étaient martyrisés par ces loups sans scrupules dans l’indifférence voire avec la complicité des autres intendants devenus hermétiques à toutes les recommandations originelles du roi. Ce fléau dura un temps très long, les brebis et agneaux exsangues n’ayant aucun lieu pour faire soigner leurs plaies et aucune chance d’être entendus, tant les intendants avaient verrouillé toutes les instances du royaume à leur profit, en se drapant d’intouchable honorabilité.
Or, le roi eut vent de ce que se passait sur ses terres qu’il affectionnait toujours. Comme il était un monarque bon, il ne voulut pas les frapper de malédiction instantanée. Il se dit qu’il valait mieux susciter, parmi le troupeau et les bergers demeurés honnêtes, de bonnes volontés pour réformer toute cette structure déviante. Il envoya abondamment l’intelligence de la situation sur ceux-là, et des réformes significatives furent décidées. Les intendants devaient retrouver le goût du peuple et abandonner un peu de leurs postures et tenues hautaines. La loi du seigneur des lieux devait redevenir prépondérante, et chacun pourrait la recevoir dans sa propre langue.
Le roi avait aussi dans son dessein une grande longueur d’avance sur son peuple qui s’était égaré. Il mit à profit ce temps de réforme pour envoyer sa propre fille dans le royaume. Dès sa naissance, il l’avait comblée d’esprit filial et d’intelligence des situations. Il voulut pour elle la vie la plus modeste qui soit : il la fit s’incarner une famille humble, travailleuse, fidèle aux préceptes qu’il avait édictés jadis. Il prit grand soin de la mettre sous la protection d’un des meilleurs de tous ses bergers, de sorte qu’elle n’eut jamais à subir, jusqu’à l’âge adulte, les exactions des mauvais intendants. Mais il la priva aussi de la mémoire de ses origines. Elle grandit sans savoir qui elle était, avec un cœur qui brûlait seulement d’un amour inconditionnel pour le roi absent et d’une grande fidélité à son souvenir.
Le souverain, quant à lui, savait ce qu’il faisait : il anticipait très bien que le grand vent de réforme en son royaume susciterait malheureusement des oppositions de la part des intendants à la nuque raide, tensions qui ne feraient que s’exacerber avec le temps. Il savait que toute cette bonne volonté de quelques-uns serait contrariée par la souci des autres de continuer à faire comme ils avaient agi depuis si longtemps, à savoir, capter pour eux-mêmes la dévotion du peuple, se vêtir de façon luxueuse, continuer à dominer les esprits et surtout ne rien laisser paraître des crimes de certains d’entre eux contre brebis et agneaux innocents.
Le roi savait d’avance que sa fille arriverait à la maturité de son âge quand tout cet imbroglio parviendrait à son paroxysme. Les velléités de plus en plus fortes de revenir aux pratiques anciennes et somptuaires coïncideraient ainsi avec les premiers témoignages publics de victimes des loups introduits dans la bergerie. Le souverain se disait que face à tout ce chaos, la voix de sa fille serait entendue : elle qui avait pleinement bénéficié dans son enfance des bienfaits de la grande remise en question des institutions, et dont le cœur avait toujours incliné vers les plus malmenées des brebis, saurait faire entendre la voix même du seul seigneur de ces terres, son appréciation de la situation hautement critique, ses intentions à lui. Elle saurait raviver son souvenir, se battre contre toutes les fausses images véhiculées sur lui, témoigner de sa constance et de sa désapprobation de l’évolution de la gestion du royaume. Elle saurait, par son intelligence de la situation présente inspirée par son père lui-même, ramener le cœur du peuple vers lui et surtout, porter haut le message qu’il lui avait confié : après tout ce temps si long, après toute cette déviance de certains intendants qui avaient mis les terres dans un état de désolation sans précédent, elle arrivait avec une excellente nouvelle : le roi était enfin tout près de revenir !
Car oui, il lui en avait fait la confidence, à elle et à elle seule, dans ce même mouvement par lequel il lui avait enfin révélé qu’elle était sa propre fille et qu’il comptait sur elle pour préparer le peuple à son retour imminent. Vertigineuse responsabilité dont elle allait s’acquitter tant bien que mal.
Les premiers intendants auxquels elle s’adressa lui rirent au nez ou l’ignorèrent, incapables de la prendre au sérieux. Elle dut affronter mille maux, mille épreuves, mille accusations d’imposture ou de folie. Personne ne voulait la croire, les intendants jaloux de leurs prérogatives n’ayant aucune intention de les céder à quiconque, et le peuple désinformé ayant totalement oublié que ce roi existait vraiment et allait réellement revenir un jour.
Mais lui veillait sur sa fille et ne perdait pas une miette de tout ce qui se tramait. Oui, il se tenait à la porte de son royaume. Oui, un jour ou l’autre, il allait surgir, certifier que tout ce qu’elle avait annoncé était vrai, et faire enfin jaillir la lumière au terme de ce très long temps de son absence apparente. La Vérité éclaterait de partout, et plus personne ne pourrait se dissimuler à soi-même, ni à autrui, ses exactions personnelles comme ses bonnes œuvres. La pleine connaissance de sa grandeur ou de sa finitude serait donnée à chacun. Enfin, chaque être allait vraiment être connu dans la vérité de sa personne, sans plus aucun faux-fuyant possible. Transparent. Authentique. Mis à nu. Dans le bien comme dans le mal.
Il appartiendrait alors au Roi revenu de rétribuer chacun selon son attitude profonde passée. Que ce soit dans la connaissance révélée d’une conformité aux attentes du souverain ou dans un repentir sincère pour des trahisons personnelles, chacun aurait la possibilité de se mettre sincèrement à la suite du Maître vers le Royaume nouveau.
Quant à ceux qui préfèreraient persévérer dans la duplicité et le mal, ils pourraient bien se fermer à cette grâce et se satisfaire de la possession des anciennes terres, abandonnées désormais aux loups et à une désolation éternelle.