Cet instant où, prise dans un projet enthousiasmant, vous changez complètement de direction pour vos jours à venir…
Ma valise était bouclée depuis la veille, mon sac à dos prêt pour mon vol du lendemain midi vers le sud-ouest et mes vacances en famille, les gardiens de ma maison et de mes chats arrivés. Tandis que nous échangions joyeusement, mon téléphone a sonné. Mon oncle prêtre était décédé dans sa maison de retraite dans l’après-midi.
Sidération, même s’il allait plus que mal la dernière fois où je l’avais vu mi-juillet.
En quelques minutes, “changer de logiciel”. Se mettre en mode deuil et obsèques à organiser, mes sœurs et moi étant sa seule famille.
La valise prête ne partirait pas pour Toulouse et l’Espagne mais pour mon village natal en Moselle. Un sac de voyage vite rempli d’un autre style de vêtements, le billet d’avion laborieusement échangé contre un autre vol cinq jours plus tard, et je suis partie vers ces démarches fastidieuses que connaissent les endeuillés d’un très proche.
Instants d’un grande puissance émotionnelle, entre le passage toujours éprouvant aux pompes funèbres, le choix des fleurs, la préparation de la cérémonie des funérailles avec le curé concerné, et ces trois jours de veille du corps presque seule à seul avec mon oncle défunt avec lequel j’avais une relation très particulière, entre ressentiments anciens pour ses attitudes et jugements trop souvent peu évangéliques mais aussi une grande complicité du fait de son état de prêtre et de ma passion absolue pour les choses de Dieu. J’étais à peu près la seule avec laquelle il pouvait encore échanger sur ce plan, la foi et le doute, la fidélité à l’Eglise entre heurs et malheurs, la fin d’une carrière bien difficile, lui il y a vingt-cinq ans en grande délicatesse avec ses paroissiens et son diocèse, moi prenant ma retraite ces jours-là après un burn-out d’épuisement et une cabale de quelques parents d’élèves…
Dans cet ultime dialogue du 15 juillet, il me disait :
“Toi tu peux me comprendre, n’est-ce pas, Véro…”
Oui, je pouvais le rejoindre dans cette déréliction des volontés bafouées, même si je savais bien qu’il avait été vraiment maladroit pendant tout son sacerdoce avec son prochain souvent blessé par ses paroles acerbes et mal ajustées.
N’ai-je pas porté un peu avec lui une extrémité de cette croix, moi qui ai toujours tenté de ne pas lui ressembler dans mes interactions humaines, tant je savais qu’elles avaient causé des ravages autour de lui…
Mais là, depuis toutes ces années de son immense solitude, j’avais compassion de lui, malade et déprimé, loin des églises et des sacristies qui avaient pourtant représenté l’essentiel de sa vie en soixante ans de sacerdoce…
Il n’avait pas été un très bon curé, non, pas un très bon témoin de l’Evangile non plus, mais jamais nous ne lui avons connu une autre vocation, une autre ambition que d’être prêtre. C’est ce que j’ai tenu à souligner auprès des officiants en dressant le bilan de sa pauvre vie assez dépourvue d’œuvres bonnes… Pas facile du tout de préparer l’éloge funèbre d’une personnalité aussi chahutée. Etre franche sans accabler sa personne devenue si faible et souffrante au fil des années de vieillesse. Il demeurait fidèle à son bréviaire, je le savais, et en témoigne l’image marquant la page de sa dernière prière dans la liturgie des heures avant son décès subit.
J’ai longuement communié à sa solitude dans le salon funéraire où n’a été déposée qu’une carte de condoléances par un de ses camarades de classe d’enfance. Mes tout proches sont passés m’y accompagner un moment, mais j’ai eu de longues heures pour le veiller seule en prière, avec en fond sonore des cantiques de Lourdes, des psaumes chantés par les moines de Tamié ou des chants de Taizé… Cœur à cœur que j’ai voulu profond avec lui dans ces jours d’avant les funérailles où, je le crois profondément, une conscience affronte la vérité sur ce qu’a été sa vie, dans une lucidité foudroyante et indubitablement douloureuse. Qu’est notre vie terrestre quand l’Esprit la passe au crible des commandements divins, au prisme de l’Evangile ? Que faut-il souffrir pour comprendre à quel point la créature que nous avons été a pu manquer de cohérence évangélique et de charité tout au long d’une vie ?
Comme jamais, j’ai fait prier mes amis pour lui et imploré la miséricorde du Seigneur sur cette âme si paradoxale. J’ai aimé le veiller seule pour vivre ce temps près de lui, pour lui témoigner ma présence fidèle et mon amour indéfectible.
Il y a toujours eu entre lui et moi un lien spécial : tout jeune prêtre, il m’avait baptisée, et je lui en suis redevable à jamais. Au seuil de son passage vers une autre dimension de l’être, je me devais de l’accompagner.
La grâce s’en est suivie.
L’évêque auxiliaire de son diocèse a pris la peine de venir célébrer ses obsèques dans notre petit village. Un concours de circonstances imprévu a fait que je me retrouve face à lui qui venait de descendre de sa voiture. Brièvement, il m’a interrogée sur la personnalité complexe de mon oncle. En quelques phrases, je pense être parvenue à lui en dire l’essentiel, après ces jours forts à avoir médité sur sa vie et prié. Et je ne sais comment dire, mais cette brève entrevue a eu un goût d’éternité. Il y a de ces rencontres dans la vie spirituelle : vous vous dites en un instant, face à un regard, un sourire et une écoute profonde : “Voilà un authentique homme de Dieu”. Vous vous sentez profondément accueillie et comprise, et portez alors à deux un unique souci : le salut d’une âme.
Nous avons médité aux funérailles sur la première Epître de Jean, chapitre 3, et Luc 23 (Jésus au calvaire entre deux bandits), et je ne sais si l’évêque avait préparé ou non le texte de son homélie, mais le fait est qu’il a trouvé les mots les plus adéquats, empreints à la fois de lucidité et d’appel ardent à la miséricorde insondable du Seigneur. Nous, la famille proche, diversement croyants, inégalement pratiquants, nous avons tous été saisis par ce discours délicat mais juste, sobre, porteur d’espérance. Un moment de paix, de consolation, de réconfort pour nous et une forme de réhabilitation pour lui, le défunt, qui s’en allait ainsi avec la bénédiction appuyée de l’Eglise dont il avait consenti très jeune à être un serviteur.
C’est donc en paix que j’ai vu partir mon oncle pour d’autres cieux, confiante en la grande miséricorde de Dieu, et le soir-même, toute pleine du vécu de ces jours si intenses, je me suis envolée pour quelques jours de vacances bienvenues.