Il me faut remonter très loin dans mes souvenirs, et celui-ci est peut-être l’un des plus anciens.
Je suis aux côtés de ma mère qui me tient par la main. Foule, chants, soleil. Nous marchons dans les rues de notre village, et je vois ma mère s’arrêter régulièrement, avec tous les autres adultes, pour se mettre à genoux. J’ai du mal à comprendre pourquoi elle se met dans une posture aussi inconfortable, et je trouve surtout cette procession très longue. J’envie cependant mes grandes sœurs : au gré des années, l’une d’entre elles porte une corbeille de dentelles en bandoulière, et jette sur la route des pétales de roses. Bel effet et doux parfum. Je suis un peu triste pour les roses qui ont été sacrifiées, mais je me dis qu’une année, mon tour de corbeille à pétales viendra aussi, et j’attends le moment de cet honneur.
Une année aussi, notre mère est particulièrement stressée. Elle doit installer en face de notre maison un “reposoir”. Mystère de ce mot qui évoque à la fois le repos et son stress. Elle va en ville acheter de grands coupons de tissu satiné aux couleurs vives : jaune, violet, mauve. Le reposoir sera de toute beauté. On marche à nouveau, avec ces longues génuflexions qui me font souffrir pour elle. Mon tour de corbeille à pétales de roses n’est toujours pas venu.
Il ne viendra jamais. Changement de curé au village, et les processions de la Fête-Dieu cessent. Mon unique regret est de ne jamais avoir eu à porter la corbeille blanche et rose que l’on garde précieusement dans un placard gris : plus de cinquante ans plus tard, mes sœurs et moi allions la retrouver en vidant la maison de nos parents défunts…
Je me rends compte aujourd’hui que jamais, enfant, je n’ai compris le sens de cette fête, que l’on ne m’a pas expliqué. Je savais tout au plus qu’elle avait un rapport avec l’Eglise, avec la première communion de mes sœurs qui se muait en “droit” à jeter des pétales sur la route. Mais je n’ai absolument aucun souvenir ni du dais, ni de l’ostensoir : normal vu ma taille de toute petite fille, j’étais à hauteur des genoux pliés et des soupirs des adultes que ces génuflexions répétées fatiguaient. On ne se rend pas toujours compte de l’opacité des dévotions populaires dans les esprits d’enfants auxquels on ne donne aucune explication à leur portée.
Personne, autant que je me souvienne, ne s’est plaint dans ma famille de la disparition du rite de la Fête-Dieu à l’arrivée de notre nouveau curé, un homme solaire, rayonnant l’Evangile, la bonté, la cohérence, un prêtre auquel je dois éminemment mon amour absolu pour le Christ et sa Parole, qui transpiraient de toute sa personne. Catéchisée par lui de mes quatre ou cinq ans jusqu’à mon entrée dans l’âge adulte, j’ai été bénie dans ma paroisse d’enfance au-delà de toute mesure. Et si je ne me souviens pas dans notre église d’un ostensoir rutilant, ni d’avoir dû apprendre par cœur le Tantum ergo, j’ai vécu ma première communion, grâce à cet excellent curé, avec une intensité et une authenticité exceptionnelles. Je communiais pour la première fois, à neuf ans, au corps d’un ami, d’un frère, d’un modèle de toujours. Je ne connaissais pas l’ostensoir, le dais devait prendre la poussière dans un coin de la sacristie, notre curé était un homme abordable et chaleureusement sincère, et moi j’accueillais dans mon cœur Jésus que je chérissais pour sa Parole qui déterminait tout mon agir. Ma robe de communiante était des plus simples, j’avais honte de mes chaussures noires car nous n’en avions plus trouvé de blanches en magasin, mais mon bonheur de communier au Corps du Christ avec presque tous mes camarades de classe était à son apogée.
Alors aujourd’hui, quand je vois des prêtres imbus de leur sacerdoce remettre au goût du jour les dais sous lesquels ils s’octroient la meilleure place, quand je constate les velléités de relancer les processions de la Fête-Dieu dans des paroisses presque totalement déchristianisées, je m’interroge sur la compréhension qu’en auront les enfants qui croiseront ce folkflore sur leur chemin : allez leur dire : “Le prêtre promène Jésus dans les rues”, ils ne saisiront pas davantage ce qu’il se passe, ne sachant pas qui est ce Jésus qu’on n’évoque jamais dans leurs vies, leurs yeux discernant avant toute chose un homme aux vêtements rutilants portant un objet étrange en forme de soleil d’or avec un rond blanc au milieu, dont ils ignoreront totalement, et peut-être pour toujours, la nature et la signification profonde.
“Souviens-toi de la longue marche que tu as faite
pendant quarante années dans le désert ;
le Seigneur ton Dieu te l’a imposée
pour te faire passer par la pauvreté ;
il voulait t’éprouver et savoir ce que tu as dans le cœur :
allais-tu garder ses commandements, oui ou non ?”
Deutéronome 8, 2
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