Je l’ai connu il y a presque trente ans au cours d’un voyage d’étude sur le bilinguisme. Nous avions le même âge. J’étais en compagnie d’une amie de longue date et lui nous suivait un peu partout quand nous allions acheter des cadeaux souvenirs pour nos jeunes enfants, avec cette gentillesse et ce bavardage incessant qui le caractérisaient. Il nous faisait rire un peu, tellement attachant mais un brin immature ; il était encore célibataire à ce moment-là.
Je me rappelle l’avoir croisé quelques années plus tard au cours d’une promenade du dimanche en famille, j’étais avec mon mari et mes trois enfants, lui, accompagné d’une ravissante épouse, promenait en landau leur fils nouveau-né. La vie lui souriait.
Puis son épouse a travaillé plusieurs années dans mon école, et nous nous sommes beaucoup appréciées. Ils ont eu encore une très jolie petite fille, et je fus quelques années plus tard l’institutrice de leurs deux enfants. Il possédait un joli terrain de famille dans mon village, et ils y firent construire la maison de leurs rêves. Très belle maison où abriter leur jeune bonheur.
Mais tout n’allait pas pour le mieux pour eux. Je l’apprenais à l’occasion de soirées entre collègues, où elle se livrait à nous : problèmes de budget incessants, leurs deux modestes salaires ne suffisant pas à achever complètement le chantier de cette maison qu’ils avaient peut-être conçue un peu au-dessus de leurs moyens. L’intérieur était fonctionnel et décoré avec goût, les extérieurs souffraient d’un manque d’investissement en bricolage et en moyens, et la jeune femme s’en désolait. Lui, toujours aussi bavard, passait un temps fou en causeries après son travail et rentrait tard, la laissant seule avec les enfants et la maisonnée à gérer. Toujours enclin à la naïveté, il ne voyait pas la situation s’empirer de jour en jour, tandis que je mesurais le mal-être familial aux résultats scolaires un peu décevants des enfants, instables psychologiquement, et qui auraient eu besoin de l’attention plus soutenue de leur père.
Un jour, ils me donnèrent un chaton né sur leur terrasse d’une mère errante, et cela renforça nos liens. Je savais leur couple en grande détresse et leur offris un livre censé les aider à retisser des liens. Il s’en réjouit, tout en me disant que son épouse était déjà fermée au dialogue. Elle perdit aussi son poste dans notre école et je ne la rencontrais déjà plus, de ce fait, quand ils divorcèrent. Elle prit un appartement en ville avec leurs deux enfants, tandis qu’il désirait absolument garder cette maison à laquelle il était très attaché, mais qui ne pouvait que l’enfoncer encore davantage dans la précarité financière.
Je le voyais parfois à la messe dominicale, il était croyant et pratiquant occasionnel, et je recueillais de temps en temps ses confidences sur le parvis de l’église. C’était un homme brisé, ressassant ce divorce qu’il vivait mal, ses relations difficiles avec ses enfants… La dernière fois que j’ai eu un long dialogue avec lui, il y a deux ou trois ans, je l’ai deviné en proie à un réel délire. Il parlait de complots contre lui, d’espionnage de sa vie solitaire, de drames dans sa belle-famille dont il était la victime collatérale, de manoeuvres politiques et policières d’envergure au cœur desquelles il était impliqué, et de soins en psychiatrie inopportuns. J’en fus bouleversée et fort mal à l’aise. A qui en parler ? Il n’avait plus ses parents et je ne connaissais pas sa fratrie. Et j’avais perdu le contact avec son ex-épouse, qui devait être elle-même complètement désemparée.
Je n’ai pas su qu’il avait finalement quitté et mis en vente leur si joli pavillon. Qu’il vivait seul en appartement. Depuis un long moment, il ne venait plus à la messe. Aucune nouvelle.
Jusqu’à ce matin, où j’apprends qu’il est décédé des suites d’une rupture d’anévrisme. A même pas 60 ans. Il n’aura pas connu le répit de la retraite, il n’aura pas pu se reconstruire humainement et psychiquement. Ses enfants, la vingtaine à peine, sont privés d’un papa. Une vie qui se termine, une vie cabossée, prématurément arrivée à son terme…
Je suis infiniment triste quand je pense à la destinée de cet homme affable, un ami, qui, de maladresse en maladresse, a été déchu de tous ses projets et n’a pas su capter l’instant où il s’agissait de prioriser sa famille et ses atouts pour sauvegarder un bonheur pourtant possible…
Image : Le vieil homme triste Vincent Van Gogh 1890