J’ai eu cette chance immense, pour laquelle je rends grâce, d’avoir pu prendre ma retraite d’institutrice avant mes soixante ans. Engagée dans l’Education Nationale après le baccalauréat, à dix-huit ans, pour trois années de formation en Ecole Normale pendant lesquelles nous étions déjà rémunérés et donc cotisants, je fais partie de ces derniers trains d’enseignants qui peuvent arguer d’environ quarante ans de carrière à la fin de la cinquantaine et jouir de ce fait d’une retraite avant l’âge légal de départ, ce que j’estime une juste compensation des efforts si longtemps consentis. Bien sûr, je ne veux pas dire par là que d’autres professions n’en méritent pas autant, ceci est un autre débat qui a bien agité notre société l’année passée. Pour moi, au prix d’une forte décote due notamment à mes temps partiels et mes congés parentaux consentis pour accompagner au mieux l’éducation de mes trois enfants, j’ai pris ma retraite dès que cela m’a été légalement possible, préférant une pension moyenne à une usure professionnelle irréversible aux effets délétères sur ma santé.
Longtemps, depuis, je n’ai pas pu toucher à ma très abondante documentation pédagogique, figée dans d’innombrables classeurs, fichiers et manuels accumulés au cours de ces quarante années. J’ai commis cette folie de tout garder depuis mes études, qui étaient déjà ponctuées de semaines de pratique en tous niveaux de classes, au demeurant très formatrices. Quand le bureau de la maison n’avait plus suffi, ces archives avaient également colonisé un débarras et un coin du sous-sol. J’étais une adepte du “ça peut toujours servir”. Et au-delà : je ne parvenais pas à tout simplement jeter ce qui m’avait coûté tant d’heures de labeur.
On ne soulignera jamais assez, dans le métier d’enseignant, la “partie immergée de l’iceberg”, ces heures et ces heures de travail à domicile en amont et en aval du temps passé en classe avec nos élèves, qui empiètent considérablement sur la vie privée, je pourrais même dire, qui la pourrissent. Ayant achevé ma carrière sur un burn-out, j’ai passé plusieurs années à ne plus pouvoir pénétrer dans le bureau de ma maison sans un sentiment de dégoût et une longue incapacité à y mettre un bon coup d’ordre. Trop d’heures volées là à ma vie personnelle et à mon sommeil m’empêchaient viscéralement d’y faire le vide en me replongeant de ce fait dans ce qui avait fait mon quotidien pendant tant d’années.
Il m’a fallu ce projet radical de vendre ma maison pour m’installer à huit cents kilomètres, sous des cieux plus cléments, pour entreprendre enfin de désencombrer mon domicile, à commencer par ma pédagogie. Et cela fait maintenant plusieurs semaines que je m’y attelle, patiemment, jour après jour. Car il ne s’agit pas de jeter à la benne des classeurs entiers : non, j’ai entrepris un tri très méticuleux, fastidieux et nécessaire à notre époque où papier et plastique sont heureusement recyclés. En effet, dans quantité de mes classeurs, nombre de feuilles de papier – photocopies et traitement de texte en tous genres – sont insérées dans une pochette plastique ! Me voilà donc assise sur un fauteuil de bureau pendant des heures à retirer patiemment une à une ces feuilles de leur pochette, papier dans un bac à jeter, pochettes à donner ou réutiliser… Sans compter que je ne jette pas tout, étant donné que je me suis lancée cette année scolaire, avec bonheur, dans de l’aide aux devoirs à des écoliers et des collégiens et dans des cours de français langue étrangère pour leurs parents. Là aussi, certains documents “peuvent encore servir” ! Et de remplir de nouveaux classeurs plus minces avec ce qui va échapper à la benne…
Ce long travail de tri me fait revisiter toute ma carrière. Des listes d’élèves et des photos de classe défilent, des souvenirs en pagaille, des projets enthousiasmants menés avec l’une ou l’autre promotion… Je mesure néanmoins mieux à quel point j’ai pu m’épuiser à la tâche. Sur environ trente-cinq années d’exercice, j’ai eu en tout et pour tout quatre fois un niveau simple : une promotion de classe bilingue dans laquelle je n’utilisais exclusivement que la langue allemande à l’oral comme à l’écrit et que j’ai menée vaillamment du CE2 au CM2, et une classe de CE1 dans laquelle était ma plus jeune fille. Toutes les autres années de ma carrière, j’ai travaillé en double niveau, et les cinq dernières années, en triple niveau, alternativement du CP jusqu’au CM2. Autant dire que je n’ai jamais pu “me reposer sur mes acquis”. Chaque année scolaire était un nouveau défi à relever, une organisation à réinventer, des contenus à revisiter, et ce en outre au vent des réformes, des changements de programmes et des lubies de nos supérieurs. En remplissant des bacs et des bacs de fiches de préparation manuscrites ou tapées à l’ordinateur pour les vider à la benne papier-carton, je mesure mieux à quel point je me suis investie et usée à la tâche. Tout ce labeur a amputé ma vie privée de moments de disponibilité pour mes enfants, de sérénité et de temps de dialogue avec leur père, de loisirs… J’ai à la fois un sentiment de devoir accompli – et pourtant j’ai achevé ma carrière dans la mise en cause injuste et l’indifférence totale à mon épuisement de ma hiérarchie – et d’un immense gâchis quant à ma vie personnelle pendant ces quarante années. Si des visages d’enfants, des sourires, des moments délicieux passés avec eux me resteront toujours en mémoire, l’amertume de tant d’heures de préparation et de corrections jusqu’à des heures indues de la nuit, la moitié des vacances scolaires et des dimanches après-midi sans loisirs me reste comme le poison du souvenir de ma carrière, symbolisée par le fait qu’à ma “radiation des cadres”, comme on appelle aimablement la mise à la retraite dans le jargon de l’Education Nationale, je n’ai eu droit de la part de personne, après trois ans d’arrêt longue maladie suite à mon burn-out si prévisible, aux simples mots “Bonne retraite”, ni de mon inspecteur, ni de mes anciennes collègues, ni des parents d’élèves qui m’ont bien vite oubliée, qui pour sympathiser avec l’équipe me succédant, qui s’apprêtant à harceler les nouvelles personnes en place comme il est si communément et banalement admis dans le microcosme scolaire de nos jours…
Mon constat n’est donc pas très optimiste sur ma carrière désormais close et mon labeur à domicile de tant d’années dévolu aujourd’hui à la benne de déchetterie : non, je l’avoue, je ne conseille à personne de se lancer dans le métier de professeur des écoles tant que la maltraitance institutionnelle perdurera dans ce pays, accompagnée d’une méconnaissance totale des contraintes de cette profession dans l’opinion publique. J’entends au moins mettre à profit ma retraite pour avoir une vie personnelle, familiale, sociale et culturelle épanouie, voire redécouvrir un vrai plaisir à m’investir pour le progrès de quelques enfants ou pour rendre plus accessible à des migrants notre belle langue française.
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Fils d’enseignants, père d’enseignante, mari d’ancienne IdR, enseignant moi-même à mes heures (IdR le mardi, en catéchisme le samedi) j’en connais un peu, et j’entends le malaise de nombre d’enseignantes au primaire (les hommes s’y font rares). Il y en a qui font le minimum, d’autres se traînent d’un arrêt maladie à l’autre, et l’institution ne fait que produire de beaux discours au son creux.
Il fallait ne rien faire en classe, plomber et foirer des promotions entières – c’est la recette pour garder la santé, et une lettre de recommandation pour devenir rectrice ou inspectrice EN…