Pour les classes de cours élémentaire, dans les années 70, nous étions confiés pendant deux ans dans mon petit village natal à une institutrice très douce et bienveillante qui nous apprenait à approfondir la lecture et le calcul, et je me souviens avec émotion du cahier de “Leçons d’observation”, elles étaient souvent consécutives à une sortie dans la nature, et nous dessinions tant bien que mal des escargots, l’intérieur des pommes et le schéma de la fabrication du jus, ou encore les états de l’eau de la glace à l’ébullition à 100 °. Apprentissages fondamentaux des disciplines scolaires et de la vie…
Puis nous quittions cette maîtresse aimante pour rejoindre la classe des grands de cours moyen, qui se trouvait plus loin dans le village, dans le même bâtiment que la mairie, et nous étions un peu anxieux : nous allions avoir un maître d’école, le mari de notre chère institutrice, qui conjuguait les fonctions de directeur et de maire du village. Ça devenait du sérieux !
Les garçons de ma classe n’ont pas tous gardé de ces deux années un souvenir des plus heureux. Il savait les réprimander, le maître, quand ils dépassaient les bornes. Il faut dire qu’ils étaient un peu trublions, mes copains de classe. Mais il avaient aussi le bonheur de pouvoir se défouler en faisant du sport tous les après-midis de beau temps, on enchaînait dans cette classe les parties de ballon prisonnier, de handball et les entraînements d’athlétisme. Si je n’avais pas été aussi “gauche,” comme le maître me l’avait gentiment fait remarquer un jour, j’aurais même pu devenir sportive dans ce milieu où filles et garçons rivalisaient de performances !
Mais quant à moi, mon bonheur était ailleurs. Déjà, j’adorais écrire, et le maître s’inspirant un peu de la pédagogie Freinet, on pouvait produire des textes à profusion en classe et à la maison, et il nous les rendait tous lus, corrigés, avec des pistes d’amélioration et beaucoup de bienveillance. Nous étions autorisés à les lire à haute voix à nos camarades, et, comble de la récompense, à en imprimer certains avec une vraie imprimerie miniature à la Gutenberg qui nous servait à éditer un journal scolaire. Quelle joie ce fut l’année où nous sommes passés des stencils qui tachaient les doigts aux caractères en plomb, patiemment assemblés dans des composteurs que nous devions aligner ensuite sous la presse, le meilleur moment étant le passage du rouleau à encre sur les caractères ! Puis on appuyait fort sur la presse pour imprimer autant de feuilles que nécessaire. J’aimais par dessus tout cette activité, et je me dépêchais d’avoir fini mes exercices de français dans le Bled et les problèmes regorgeant de multiplications et de divisions pour rejoindre le fond de la classe où se trouvait l’atelier imprimerie.
Années bénies d’apprentissages, de camaraderie, d’amitié, de rigolade, de création, de progrès sur tous les plans avec ce maître d’école autoritaire mais bien-aimé, dont la savoir nous fascinait, la belle voix grave nous enseignait mille choses et que nous respections infiniment.
Avec mes meilleures copines, perdues dans un collège immense de plus de mille élèves qui signifiait pour nous trajets en bus, cantine, errance dans des couloirs et des escaliers interminables, heures de perm, cahier de textes lourd de devoirs et professeurs multiples plus ou moins appréciés, nous fûmes inconsolables pendant les premiers mois de classe de 6ème d’avoir quitté notre petite école rurale et notre cher maître.
Plus tard, le bac en poche, je voulus vérifier si la carrière d’institutrice était vraiment ma vocation, et le couple de mes enseignants de naguère m’autorisa à venir dans leurs classes respectives pour me replonger dans l’ambiance, observer la journée et animer quelques petites séances de chant avec leurs élèves. Le maître avait alors fait choix des CP pour remettre un peu en question une longue pratique du cours moyen. Il m’avait impressionnée, à créer lui-même ses supports de lecture. Et ainsi, une autre génération d’élèves allait encore bénéficier de la pédagogie de ce couple engagé. Et je suis devenue institutrice, dans leur lignée.
Plus tard encore, une amie de cette classe mémorable d’école primaire décida de nous réunir pour nos cinquante ans. Ce qui fut fait il y a déjà dix années, joie des retrouvailles et privilège de convier à la photo souvenir et au dîner commun nos deux instituteurs encore bon pied, bon œil.
Quelques nouvelles prises ou données de temps en temps, et puis devaient venir des jours plus tristes et bien des larmes quand ce printemps, il nous fallut nous retrouver encore pour un dernier adieu à cette amie qui nous avait réunis en 2014… Je décidai alors de rendre une visite impromptue à ce cher couple, et je dis à notre maître quand il m’ouvrit sa porte que je préférais voir les gens quand ils étaient encore en vie…
Un dialogue profond s’en suivit, son épouse faisait quelques courses et nous avons parlé longuement, de cette amie partie vraiment trop tôt, de la vie, de la mort, de la foi qui m’anime si fort et qui est à des années-lumière de ses convictions… Mais il se posait les bonnes questions.
Nous avons évoqué ensuite sa santé désormais défaillante, il avait quelques problèmes d’élocution et haïssait le déambulateur posé dans un coin de leur pavillon. Puis elle est arrivée des courses avec leur petite-fille, et nous avons échangé encore un moment, les souvenirs, la vie, la mort, la tristesse de ce deuil brutal, la difficulté de vieillir, la nécessité des soins raisonnables si on veut rester dans sa maison à cet âge-là…
En partant, je leur ai laissé mes deux livres, comme ça, pour si jamais ils avaient envie de les lire, eux à qui je dois de savoir écrire.
Il m’a écrit une petite lettre très personnelle pour me faire un retour de sa lecture, je la conserve précieusement.
Cette nuit, j’ai fait un rêve étrange : j’étais avec des copines d’école primaire, et nous voulions revoir nos salles de classe. Un escalier, la salle de CE1-CE2, des souvenirs, des couleurs, des objets de ce temps-là, notre émotion… Ce n’était qu’un rêve, car cette école de nos jours n’en est plus une. Et puis nous exprimions le désir de revoir aussi l’autre école, la fameuse salle de CM1-CM2 avec ses pupitres d’écoliers en rangs d’oignons, le tableau mural de conjugaison, l’imprimerie… Et nous nous désolions dans ce songe de ne plus pouvoir la voir en l’état, elle n’existe plus du tout comme telle… Je m’éveille.
Au petit matin, ma sœur m’envoie un message, avec une annonce mortuaire… Oh non, il s’est endormi hier pour toujours ! Le maître n’est plus, sa belle voix grave éteinte définitivement…
Grande tristesse en moi, et immense gratitude aussi : il m’aura tant apporté !
Et comme les hasards n’existent pas, j’avais prévu de toute façon de prendre le volant samedi pour rejoindre ma terre natale et ma famille à l’occasion de la Toussaint, ce sont désormais mille kilomètres qui nous séparent, mais c’est ainsi, je serai là tout pile pour l’hommage à notre maître d’école, pour l’ultime hommage.
Alors, même si ça peut paraître très incongru dans leur culture familiale, je serai là au milieu d’eux, à cet hommage civil, et rien ne m’empêchera, dans les replis de mon cœur bouleversé, de prier pour lui, et pour elle, et pour toute leur descendance, avec ferveur et espérance. Car rien ne se perd dans le cœur de Dieu quand on donne de sa personne pour le bien et l’édification d’autrui…
Adieu et merci, mon cher maître d’école. Moi j’espère bien que nous nous reverrons, ailleurs.
Source image : https://bibliomab.wordpress.com/2015/05/06/limprimerie-a-lecole-avec-la-pedagogie-freinet/
2 commentaires
Chère Véronique,
Que dire après lecture d’un tel article ?
Trop beau, trop bouleversant, trop poignant, et la gorge nouée au dernier mot.
Quel sublime hommage à l’homme qui vous a tant appris !
Nous avons exactement le même âge et des souvenirs qui se ressemblent,
mais je n’ai hélas (pour moi !) pas votre talent pour les narrer d’une si belle façon !
Vous êtes une merveilleuse et belle personne, j’en suis convaincu,
et Dieu le sait bien.
Prenez bien soin de vous.
Un lecteur fidèle de votre blog,
Mim
Merci à vous cher lecteur inconnu, si cet hommage a pu vous rejoindre et vous toucher, mes instituteurs ne m’auront pas appris à écrire en vain.
En toute communion d’amitié et de prière,
Véronique