Ce fut l’un des manques de mon enfance. Chacune de mes trois sœurs comptait beaucoup pour moi, mais du coup, les garçons étaient comme une terre inconnue. Chez nous, il n’y avait que des vêtements de filles, que de rares jouets de filles, que des revues de filles, et on recevait une éducation de filles : aider beaucoup aux travaux ménagers et agricoles, faire nos devoirs consciencieusement, ne jamais manquer une messe et chanter à la chorale, notre unique loisir. Je me demandais souvent ce que cela aurait changé, si j’avais eu un frère. Peut-être aurais-je mieux compris ces camarades de classe qui dérangeaient les cours, ces récits de parties de foot et de bêtises multiples en bandes, peut-être aurais-je eu aussi un peu plus de liberté, l’adolescence venant, si j’avais pu cueillir un bouquet de fleurs sauvages pour ma mère sans me prendre une douche froide de reproches en rentrant parce que j’avais dépassé les limites du village…
Je n’ai pas eu de frère. Peu importe aujourd’hui en vérité. Notre famille est très soudée autour de notre papa veuf comme on l’est entre femmes du même sang et de la même éducation. Un clan protecteur autour de lui, et il est bon de se retrouver entourés de sa nombreuse descendance.
Et puis d’ailleurs, j’ai un frère. LE frère. “Doux et humble de cœur”, ça ce n’est pas donné à tous les frères. Il s’est offert comme tel à moi très tôt, aussi loin que je me souvienne. On me l’a toujours présenté fils unique, je le voyais sur les tableaux pieux que peignait ma tante, enfant modèle entre sa mère sainte et son père charpentier. J’avais avec lui ce point commun qui me le rendait très familier : humer les odeurs de sciure fraîche quand mon père, très concentré, travaillait de ses mains expertes le bois avec ses machines dangereuses que je ne devais approcher que très prudemment. Jouer avec cette précieuse sciure qui était le signe de ma complicité avec mon papa, de mon goût pour ses talents d’ébéniste.
Il est entré ainsi dans mon enfance, ce frère fils de charpentier. Je l’aimais déjà dans le crèche. Il m’a bouleversée dans l’eucharistie, que j’ai reçue avec grande foi à 9 ans. Compagnon consolateur de toute mon adolescence mélancolique. Frère énigmatique de mes années de jeune adulte. Je l’aimais toujours, oui, jamais je n’avais trouvé mieux que sa Parole, j’avais seulement perdu la certitude de sa filiation divine.
Il m’attendait au recoin de mes questionnements et de mes chemins de croix, comme il le fait toujours quand on le cherche vraiment. Je l’ai retrouvé à l’heure de l’offrir aussi à mes enfants comme frère par leur baptême. Mais j’avais bien grandi, mûri, j’avais été heureuse et j’avais bien souffert aussi. Il était devenu déjà, pour moi, plus qu’un frère : le confident intime, le conseiller inégalable, le modèle à suivre en toutes choses, bien que lui homme et moi femme.
Je crois bien que celui avec qui je partageais ma vie en a conçu de la jalousie. Je crois bien. Je l’aimais tellement, ce frère, qu’il tenait désormais plus de l’amant. Eblouie par ses perfections, j’avais désormais bien du mal à supporter l’inconséquence d’un homme.
Qui dira, dans mon chemin de croix, ce qui fut voulu par le Père et ce qui fut la faute à pas de chance ? Question béante que j’ai remise tout entière entre les mains du Père et du Fils.
Un jour, je me suis révélée libre. Libre du besoin de plaire. Libre du goût de séduire. Libre de la nostalgie d’une présence masculine à mes côtés. Libre de mes choix et libre de mes vœux.
Alors je suis allée au sommet d’une montagne, et là, devant un de ses serviteurs, j’ai promis à ce frère tant aimé qu’il serait désormais plus qu’un amant. Un Epoux. Et pour l’Eternité.
Image : Christ au musée d’Unterlinden, Colmar
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