Quand on lit, comme l’Eglise nous le propose aujourd’hui, la parabole du riche et de Lazare (Luc 16, 19-31), je crois qu’on a tous un peu la même réaction : ne pas parvenir à se reconnaître dans Lazare, parce qu’une pauvreté aussi extrême, ce n’est quand même pas si courant, mais on a tendance à ne pas se projeter dans le riche non plus, parce qu’on ne passe quand même pas sa vie en festins et en banquets en ignorant un pauvre assis devant sa porte… Enfin je dis cela, moi qui vis à la campagne où tout le monde a au moins un toit sous lequel s’abriter et quelques réserves sur ses étagères…
Souvent, j’ai ressenti de l’aigreur à devoir presque toute ma vie compter le moindre sou. Mais malgré tout, quand j’y songe, je n’ai jamais connu la faim ni le froid. Il n’y avait pas de place pour la fantaisie et les loisirs dans le budget de mes parents, mais leur dur labeur agricole en plus du métier de mon père permettait de manger chaud – et bon – tous les jours. Les factures étant une priorité, on pouvait aussi se chauffer.
Ma vie adulte n’est finalement pas si différente, les travaux agricoles en moins ; les mamans solo ayant un métier pas très bien payé me comprendront.
Et cependant, la parabole de Jésus m’interroge à juste titre.
Plusieurs fois dans ma vie, je me suis retrouvée à être vraiment “le riche de quelqu’un”.
Premier choc à 18 ans en allant en RDA dans le bloc Est. Une sorte de saut dans le passé de vingt ans, au niveau de la mode, de l’allure des trains et des voitures, des vitrines presque vides, de l’habitat, du mobilier… Nos amis mendiaient un paquet de café et de la musique occidentale.
Je vivais avec un tout petit salaire d’élève institutrice, mais pour P., j’étais de l’Ouest, cela lui suffisait à penser que je menais grand train comme dans les séries télévisées qu’ils regardaient clandestinement sur les chaînes interdites. Il m’avait demandé des baskets à “scratch” qui étaient tellement à la mode à cette époque-là. Je me souviens que ce cadeau m’avait coûté bien cher, et le paquet poste, presque autant… N’importe, je m’étais rendu compte à cette occasion que je pouvais quand même lui offrir ce qui constituait pour lui un rêve inaccessible. Idem lorsque j’acquis en quelques minutes une vieille R5 alors que je savais qu’eux devaient attendre une dizaine d’années pour avoir enfin la Trabant de leurs rêves.
La même année, je me rendis en Afrique noire, et dès l’arrivée à l’aéroport de Ouagadougou, mes amis et moi-même comprîmes ce que voulait dire le mot pauvreté. Les crayons et les petits livres que nous avions dans nos bagages constituaient pour les enfants qui nous suivaient en ribambelles un cadeau précieux, sans compter les quelques boîtes de Nivaquine qui peut-être en sauvèrent quelques-uns lors d’une crise de paludisme.
Jamais plus, depuis, même dans les pires difficultés financières, je n’ai pu oublier que je demeurais la riche de quelqu’un. Et qu’il convenait d’être hautement vigilant à cet avertissement de Jésus.