J’avais fini de ranger mes courses dans le coffre de la voiture quand j’ai pensé que j’avais oublié d’acheter du jus d’orange, ingrédient indispensable de mon petit déjeuner. Bon, je m’arrêterais à la prochaine enseigne pour faire ce court achat et le plein d’essence, comme je l’avais prévu.
Je me gare donc sur le parking de l’autre supermarché et en le traversant, j’aperçois une amie de longue date qui entre dans sa voiture. Je ne l’ai plus vue depuis un ou deux ans. Je la salue joyeusement, je remarque ses yeux cernés et elle commence à se raconter. Burn-out. Arrêt longue maladie. Il pleut, je m’attarde, elle finit par me dire d’entrer dans sa voiture, je m’assieds à côté d’elle et elle raconte le harcèlement professionnel insidieux, les nuits sans sommeil, les douleurs corporelles à n’en plus finir, le trop-plein et l’arrêt maladie. Elle raconte, mais dans son faible sourire, je sens déjà un mieux-aller. Je l’écoute patiemment, elle m’écoute aussi, tandis que la vraie question me brûle les lèvres : comment va sa fille, jeune adulte amie de la mienne depuis leur tendre enfance ? On finit par en parler. Elle me dit qu’ils n’en parlent plus trop à la maison, que c’est devenu un sujet qu’on évite, que sa fille brûle la vie par les deux bouts dans la hâte d’avoir encore de beaux jours. Je lui dis que je comprends sa fille, que je comprends aussi le mal qui ronge intérieurement cette maman meurtrie. Comment cette profonde dépression ne serait-elle pas liée à ce diagnostic terrible prononcé il y a quelques années sur cette adorable et brillante jeune fille dont l’avenir se dessine à présent dans la dégénérescence progressive de ses neurones moteurs ? Cruel et injuste coup du sort qui nous a valu tant de larmes, à ma fille et à moi, quand nous l’avons appris. Nous l’imaginions dans un fauteuil à très courte échéance, mais la maladie insidieuse semble lui laisser quelque répit, elle travaille, sort, jouit de la vie avec ses amis, elle entend vivre à plein son reste de santé et sa beauté souriante nous laisse l’espérance d’un traitement encore inconnu qui viendrait mettre à mal le diagnostic impitoyable.
J’avais passé, et sa maman le sait, toute une retraite en abbaye, il y a près de trois ans, à prier pour elle, pour elles.
Ce soir, j’ai repris mon papier à lettre et j’ai proposé mes dates pour une nouvelle retraite de carême dans la même abbaye. Il y a encore matière à prier, oh Seigneur, prends en pitié cette famille !
Une heure avait passé quand je suis sortie de sa voiture pour aller acheter mon jus d’orange. Une heure à s’épancher dans le cœur l’une de l’autre, en toute confiance et espérance. Malgré la cruauté de la vie, parfois.