C’est une partition en clef de froid polaire. Dehors. Mais au-dedans, la joie incommensurable des visages aimés retrouvés, la paix qui sourd de la cascade gelée et des voix harmonieuses s’élevant dans le chœur des trappistes de laudes à complies. La paix, aussi épaisse que la couche de neige qui s’installe un matin où on ne l’attend pas. Ici, des couleurs vives de carnaval vénitien au bord d’un lac sommeillant sous le froid, et là, le blanc d’un jardin des merveilles au soleil couchant.
A l’abbaye, une porte lourde qui se referme sur le parloir du bonheur, l’oreille tendue de saint Benoît qui goûte les notes de l’échange chaleureux, les mots de la sérénité et de la joie de croire, l’essentiel compressé en un condensé de minutes si rares et si précieuses. D’autres années, je lui ai confié mes tensions et mes impatiences, cette fois nos sourires se répondent dans mon enthousiasme retrouvé et sa vieillesse qui avance sans avoir raison de sa transparence. Je remarque l’ongle de son majeur, un peu blessé, comme le mien, à la même main. Nous aurons donc un point commun de plus, s’il en fallait encore un. C’est si doux de le retrouver, qu’il soit encore là, toujours là, dans son vœu de fidélité et de stabilité. Stable et fidèle amitié, si riche et si complice ! J’aime ses formules, modelées au goût de la lectio divina, et sa présence soudain dans la cuisine de l’hôtellerie le matin de mon départ : “La voilà, celle que je cherche pour lui dire au revoir !” Partir le cœur en fête, parce que cette si courte retraite a donné davantage qu’escompté, silence empli de prière fervente et route qui étincelle d’évidence vers un avenir confiant.
Non, je ne rentre pas tout de suite, il y a encore des beautés à voir dans le brouhaha d’une ville. Monter maintes marches à la recherche de la cathédrale, goûter chaque vitrail, trouver qu’il fait chaud dans les églises et les temples tandis qu’il fait si froid dehors. Garder toute sa paix intérieure au milieu des multiples visages croisés dans les transports en commun, avoir rêvé d’un thé au bord d’un lac azur et retrouver les quais ensevelis sous la neige, les canards tremblants dans l’eau glacée, saluer en riant une dame qui fait du ski de fond là où les tulipes devraient déjà égayer les promenades. Le temps d’un déjeuner, revoir une amie très aimée et nous raconter à la hâte toutes les années passées depuis notre dernière rencontre. Aller s’étourdir de beauté à une sublime exposition d’art, là un Sisley, ici un Degas, et encore un Manet et un Picasso… Mon appareil photo n’en peut plus de tant de splendeur en pastels.
Tandis que je dégage une épaisse couche de neige de ma voiture immobile depuis deux jours, je songe à la richesse de cette semaine de plénitude, carême offert par la main généreuse de Celui qui pourra le printemps après un long hiver de torrent courant sous la glace.