XXe siècle. Dans ces années-là se profile une révolution : l’apparition de la pilule contraceptive. Mais pas pour cette femme-là. Elle est catholique. A ce titre, elle a été bien prévenue : un mariage consommé équivaut à autant de grossesses qui se présenteront, et puis ma fille, tu accoucheras dans la douleur, car tout de même, tu descends d’Eve, et il faut bien payer l’addition un jour. Entre un oncle et un frère prêtre, elle n’aurait pas l’idée de contester. Sa destinée est là.
Lui naît, au bout de six ans de mariage, une quatrième fille. C’est la disgrâce. Pas même capable de mettre au monde un garçon ! Voilà une naissance qui gêne voire indiffère. Tout le monde s’en serait bien passé. Un bébé dont on aimerait ne pas avoir à faire mention. D’ailleurs, vous aurez beau fouiller les vieilles boîtes à photos, il n’y a pas trace de ce petit visage avant ses deux ou trois ans.
Dans les années et les décennies qui suivent, de telles naissances se produiront beaucoup moins. La pilule, puis l’IVG. Massif. Puis l’IVG sélectif, qui élimine surtout les filles, en certaines contrées. On pourrait appeler cela le massacre des saintes innocentes.
Finalement, elle a quand même eu de la chance de naître, cette fillette, même si c’est toute une enfance, une adolescence et plus encore à souffrir de se savoir au plus haut point non désirée, indésirable, en surnombre, en trop.
C’est plus tard. Elle s’est mariée, cette petite fille, et elle a trois enfants. Et voilà qu’elle vit un enfer conjugal. Le chaos dans sa tête et le harcèlement moral sous son toit. Il ne lui laisse plus de répit, le conjoint, au point qu’elle se sent la plus mauvaise en tout : comme épouse, comme mère, et même comme paroissienne, car ils sont de mèche, le mari et le curé, pour la dire “folle du logis”. C’est qu’elle a confié des grâces extrêmes reçues en nombre aux détours de sa prière, mais qu’aucun des deux, ni aucun autre, n’est capable de la croire ni même de l’écouter vraiment ou simplement de la recevoir avec considération.
Elle prend ses trois enfants avec elle et elle fugue en voiture. Fuir cet enfer où elle se meurt à petit feu. Mais jamais, jamais sans ses enfants.
Elle a un but, et elle y croit : une abbaye bénédictine. Là, dans une maison de prière, elle retrouvera la paix intérieure, elle aura des interlocuteurs, tous saints, et ses enfants seront à l’abri des éclats de voix, les siens et ceux de leur père, qu’ils n’ont que trop subis déjà. Elle y croit de toutes ses forces, même si l’heure des complies est déjà passée à l’abbaye. Elle y croit. Echapper à l’enfer, et mettre ses enfants à l’abri. Une impérieuse nécessité.
Il reste quelques dizaines de kilomètres à parcourir. C’est une fugue bien organisée : dans plusieurs valises, il y a tout ce qu’il faut pour elle et ses enfants, pour une durée indéterminée. C’est repassé et bien rangé, avec même leurs jouets préférés. Mais elle n’a pas pris le temps de préparer l’itinéraire, la nuit est tombée, elle est stressée car elle se doute bien que son mari va envoyer la police à ses trousses. C’est avant le téléphone portable. Elle s’arrête au péage, et dans une cabine téléphonique, elle appelle l’abbaye pour demander son chemin. D’abord, le frère portier ne veut lui passer personne. D’une voix un brin persiflante, il lui dit qu’elle doit être malade. Et puis après, elle apprend que de toute façon, il n’y a pas de place pour eux à l’hôtellerie. Qu’elle veuille bien se trouver un autre hôtel pour la nuit, avec ses enfants, et qu’elle retourne le lendemain chez son mari.
XXIe siècle.
Ni curé, ni moine, ni personne n’a voulu la recevoir pour l’écouter et la mettre à l’abri du mari harceleur et de ses tentations spirituelles, extrêmes et épuisantes.
XXIe siècle.
Il n’y avait pas de place pour eux à l’hôtellerie.
Ce sera donc l’hospitalisation sous contrainte en pavillon fermé de psychiatrie. Sans ses enfants. Dépouillée de tout, dans la promiscuité des fous.
Mais rien, jamais, n’a eu raison de sa foi. Ni des multiples grâces d’oraison non plus, d’ailleurs.
Noël 2018