Jésus descendit de la montagne avec eux et s’arrêta sur un terrain plat. Il y avait là un grand nombre de ses disciples et une grande multitude de gens venus de toute la Judée, de Jérusalem, et du littoral de Tyr et de Sidon.
Et Jésus, levant les yeux sur ses disciples, déclara : « Heureux, vous les pauvres, car le royaume de Dieu est à vous.
Heureux, vous qui avez faim maintenant, car vous serez rassasiés. Heureux, vous qui pleurez maintenant, car vous rirez.
Heureux êtes-vous quand les hommes vous haïssent et vous excluent, quand ils insultent et rejettent votre nom comme méprisable, à cause du Fils de l’homme.
Ce jour-là, réjouissez-vous, tressaillez de joie, car alors votre récompense est grande dans le ciel ; c’est ainsi, en effet, que leurs pères traitaient les prophètes.
Mais quel malheur pour vous, les riches, car vous avez votre consolation !
Quel malheur pour vous qui êtes repus maintenant, car vous aurez faim ! Quel malheur pour vous qui riez maintenant, car vous serez dans le deuil et vous pleurerez !
Quel malheur pour vous lorsque tous les hommes disent du bien de vous ! C’est ainsi, en effet, que leurs pères traitaient les faux prophètes. »
Luc 6,17.20-26
Extrait de la Traduction Liturgique de la Bible – © AELF, Paris
L’Evangile de Luc étant celui que je préfère, et les Béatitudes le sommet de la prédication de Jésus, je me réjouis que ce texte magnifique arrive dans la liturgie de ce dimanche 13 février 2022.
J’ai ces jours-ci de grandes raisons de rendre grâce, et je me permets donc une méditation très personnelle sur ces Béatitudes ô combien vérifiées maintes fois dans ma vie.
Dieu a voulu que je naisse dans une famille aussi croyante et pratiquante que modeste socialement. Mes grands-parents étaient d’humbles agriculteurs, mon grand-père maternel pratiquant outre ses activités agricoles le métier de forgeron, qui l’a conduit également à être ouvrier dans la sidérurgie lorraine. Le couple de mes grands-parents maternels eut beaucoup à souffrir dans sa vie, subissant de plein fouet la première guerre mondiale dans leur prime enfance puis la seconde quand leurs propres enfants étaient bien jeunes. Autant d’événements traumatisants et fauteurs de pauvreté et de faim, surtout dans la Lorraine maintes fois annexée. Cette grand-mère avait eu en outre la douleur de perdre sa maman à sept ans, ils étaient six enfants et leur père ne se remaria jamais, autant dire que ces petits durent apprendre très tôt les travaux agricoles et ménagers au mépris de leurs études, tous restant de condition modeste, jusqu’au petit dernier qui fut le prêtre le plus humble qui se puisse imaginer, un saint homme. Mes grands-parents, à leur mariage, étaient déjà orphelins de père et de mère tous les deux, ce qui fit que ma maman, leur aînée, et son frère, ne connurent jamais, à leur très grand regret, la douceur d’avoir des grands-parents.
Ils vécurent très modestement, dans un labeur de chaque jour mais sans prospérité, et dans une absolue fidélité à la foi catholique et à l’Eglise. Le frère de ma maman, seul garçon de toute cette descendance, devint prêtre à son tour. Le séminaire leur coûta bien cher, et cantonna ma mère à l’école ménagère qui fit d’elle une femme au foyer experte et dévouée à nos soins.
Du côté paternel, une pauvreté encore plus marquée par un exil dans l’ouest pendant la seconde guerre mondiale qui fit perdre à mes grands-parents tous leurs biens hormis leur maison et exploitation agricole, et repartir à zéro à la fin de la guerre avec trois enfants. Mes grands-parents paternels étaient eux aussi d’une piété et d’une droiture indéfectibles, ma grand-mère et leur fille aînée représentant pour moi le plus bel exemple de la sainteté discrète et cachée.
Tout cela pour dire que le mot pauvreté a vraiment un sens dans ma famille. Mais la dignité et l’honneur aussi : vivre de son labeur quotidien et ne jamais rien devoir à personne, depuis ces temps où aucune aide sociale n’existait, même dans la précarité, jusqu’à aujourd’hui. La fierté de mon père, dans ses dernières années, c’était de dire : “J’ai neuf petits-enfants et ils travaillent tous !” Des valeurs fortes qui sont donc restées à tous les descendants de ces quatre aïeux.
Mes parents demeurèrent de condition modeste : mère au foyer et père menuisier de grand talent, mais très peu rémunéré comme employé dans une entreprise d’ameublement pourtant prospère où il a fait toute sa carrière, après quelques années dans la sidérurgie lui aussi. C’était un crève-cœur pour lui, avec son SMIC dont une bonne partie passait dans les mensualités d’une maison achetée à crédit, de ne pouvoir offrir à ses quatre filles qu’il chérissait les vêtements, loisirs et vacances dont elles rêvaient depuis l’enfance. Toute une vie familiale de sacrifices, sans possibilités d’études coûteuses pour nous quatre, sans activités payantes telles que des cours de piano dont j’aurais rêvé, sans autres vacances que des séjours chez les tantes ou les grands-parents, sans marge de manœuvre dans le budget. Longtemps, mon père fut un poseur de cuisines expert, mais que lui-même ne put jamais s’offrir. Ironie et injustice des destins d’ouvriers.
Par contre, mes sœurs et moi, nous n’avons jamais connu la faim, et pour cause : mes parents, outre le travail salarié de mon père, entretenaient une quasi exploitation agricole, avec champs de légumes, troupeau de moutons et basse-cour. Tous les temps “libres” de notre père y étaient consacrés, ce dont il ne se plaignait jamais. Tous les midis, en rentrant de l’école, un bon repas chaud préparé par notre maman excellente cuisinière nous attendait, cela sentait bon dès la porte d’entrée. Et le lapin ou le gigot du dimanche réjouissaient les papilles au retour de la messe. Au collège et lycée, la bourse sociale finançait nos frais de cantine.
Vraiment, je ne sais pas ce que le mot faim veut dire dans ma vie personnelle. Dieu a pourvu.
Et dans ces temps-là, ce qu’on appelle l’ascenseur social fonctionnait encore : à ma génération puis à la suivante, tout le monde obtint son bac ou un diplôme équivalent, et on compte dans la famille des enseignants, des ingénieurs, des techniciens supérieurs, un médecin… sans que personne n’ait pris la grosse tête.
Ce long développement pour authentifier les trois premières béatitudes :
« Heureux, vous les pauvres, car le royaume de Dieu est à vous.
Heureux, vous qui avez faim maintenant, car vous serez rassasiés.
Heureux, vous qui pleurez maintenant, car vous rirez.”
Même s’il a fallu trois ou quatre générations pour cela. Le Seigneur se souvient. Le Seigneur pourvoit.
“Heureux êtes-vous quand les hommes vous haïssent et vous excluent, quand ils insultent et rejettent votre nom comme méprisable, à cause du Fils de l’homme.
Ce jour-là, réjouissez-vous, tressaillez de joie, car alors votre récompense est grande dans le ciel ; c’est ainsi, en effet, que leurs pères traitaient les prophètes.”
Sur cette béatitude-là, je ne m’attarderai pas plus. Il suffit de lire tout ce que j’ai écrit sur ce site internet depuis dix ans et toutes les acrimonies que j’endure sur les réseaux sociaux de la part de contradicteurs acharnés pour la comprendre.
Mais là aussi, le Seigneur veille et pourvoit. Et au fil des années, les lecteurs bienveillants se font peu à peu plus nombreux que les détracteurs acerbes. Déjà, je peux maintes fois goûter à la béatitude de la justification divine.
Je ne commenterai point la fin de cet évangile. Le jugement final sur la vie de chacun appartient à Dieu.
Par contre, je reviens sur le fait que je désirais, par ce billet, rendre grâce à la Providence.
En effet, comme maman solo après mon divorce, j’ai connu de longues années de précarité financière, j’ai su ce que c’était que de gérer un budget très serré avec trois enfants que leur père et moi n’avons pas voulu priver comme nous l’avions nous-mêmes été dans l’enfance et la jeunesse. Il y a eu pour moi des périodes très angoissantes “dans le rouge”, des travaux de la maison – lourde à payer seule – toujours repoussés, mais là aussi, le Seigneur a bien voulu que jamais le frigo ne soit vide ni le chauffage éteint. Qu’il soit béni pour mes revenus d’institutrice modestes mais réguliers !
Une génération passe encore, mes parents si honnêtes et besogneux ne sont plus, et faute de descendants désirant reprendre la demeure familiale, mes sœurs et moi avons dû la vendre.
Ce pécule bienvenu m’a permis d’éponger mes dettes et de m’offrir cette semaine un grand plaisir que je dédie à mon papa sans lequel rien de tout cela n’aurait été possible : une très jolie cuisine intégrée toute neuve, juste retour de son labeur de longues années. J’aimerais tant la lui montrer !
Que soient bénis aux cieux de la première résurrection mes parents, tous mes aïeux pour leur exemple d’endurance dans l’adversité, d’honnêteté indéfectible et de piété de tous les jours !
« Heureux, vous les pauvres, car le royaume de Dieu est à vous.
Heureux, vous qui avez faim maintenant, car vous serez rassasiés.
Heureux, vous qui pleurez maintenant, car vous rirez.”
Amen
Image : Le sermon sur la montagne Jean-Baptiste de Champaigne XVIIe