Jérusalem disait :
« Le Seigneur m’a abandonnée,
mon Seigneur m’a oubliée. »
Une femme peut-elle oublier son nourrisson,
ne plus avoir de tendresse pour le fils de ses entrailles ?
Même si elle l’oubliait,
moi, je ne t’oublierai pas.
Isaïe 49, 14-15
Les paroles d’Isaïe sur Jérusalem me bouleversent toujours, car elles vont bien au-delà de la complainte et de l’espérance au sujet d’une ville. Comment Dieu pourrait-il à ce point s’émouvoir pour une ville faite de murailles et de lieux de vie ou de prière, comment pourrait-il s’en éprendre davantage que de ses créatures ? A trop considérer que Jérusalem est la ville élue et privilégiée de Dieu, nous voyons bien à quelles extrémités d’hostilité réciproque ses habitants et conquérants ont pu en venir. Enfermer Dieu quelque part, le revendiquer pour soi-même est toujours source de conflits voire de guerres. Et autant il est aisé de voir la figure du Christ dans le Serviteur souffrant d’Isaïe, autant il serait temps de considérer Jérusalem pour le symbole d’une autre des prédilections du Très-Haut, à savoir, ses filles qui ont encore tant à souffrir ici-bas, et souvent en raison de l’iniquité d’hommes prompts à vouloir les soumettre, les dominer, les utiliser à leur profit. Sinon, pourquoi les comparaisons utilisées notamment par Isaïe quand il évoque Jérusalem regorgeraient-elles d’allusions à sa féminité ? Maternité, atours de fiancée, ennemis qui l’exploitent, promesse de rédemption… Toutes paroles qui s’adressent bien plus à une femme, à toutes les femmes, qu’à une ville appelée à passer un jour tout comme elle est née jadis du sol…
Les versets cités ci-dessus m’habitaient ardemment depuis hier soir, sans que j’aie encore relevé qu’ils seraient dans les textes liturgiques d’aujourd’hui.
Une femme peut-elle oublier son nourrisson,
ne plus avoir de tendresse pour le fils de ses entrailles ?
Je suis maman trois fois, l’amour maternel est le plus fort de ma vie, outre celui que j’ai pour mon Seigneur, et voici qu’une de mes filles me demande de ne plus rien attendre d’elle sinon son silence et sa distance, elle rompt non seulement le lien filial avec moi mais aussi le lien tout court. En m’accusant d’en être la seule responsable.
Une femme peut-elle oublier son nourrisson,
ne plus avoir de tendresse pour la fille de ses entrailles ?
Non ma fille, sache que cela ne m’est pas possible. Je t’ai désirée des mois, portée en mes entrailles tout autant, nourrie à mon sein pendant la moitié d’une année, cajolée, consolée, rassurée dans tes angoisses si longtemps, je t’ai accompagnée dans tes découvertes et tes passions, mettant les miennes entre parenthèses pour plus de disponibilité, je t’ai appris à parler, à marcher, à devenir exigeante avec toi-même jusqu’à la merveilleuse réussite de tes études et de ton beau métier. Je t’ai aussi fait du tort, oh oui, je le reconnais, quand un abîme de souffrance m’absorbait tellement que je négligeais tes besoins affectifs et quotidiens… Oui je le reconnais, et je t’en demande encore et encore pardon. Pardon pour ces années d’errance psychique qui ont fait tant de tort à ton propre développement sur ce plan.
Mais je t’en supplie, ne me regarde pas comme une mère indigne voire toxique. Je t’en supplie, ne me tiens pas pour responsable de tout ce qui dysfonctionne dans ta vie aujourd’hui.
On n’est jamais une mère parfaite, cela n’existe pas, et si tu ne le deviens pas toi-même un jour, tu risques de ne jamais le comprendre et de continuer à ressasser indéfiniment ton ressentiment contre moi.
“Etre adulte, c’est avoir pardonné à ses parents”, disait Goethe avec justesse et pertinence. Sauras-tu jamais l’admettre ?
J’ai toujours cherché à respecter tes choix de vie, même quand ils me heurtaient. J’ai fait très longtemps bon accueil au compagnon que tu t’es choisi, en confiance et en sincérité. Je l’ai respecté par respect pour toi.
Te voilà face au pire des dilemmes : accepter sa pensée et sa parole comme vérité incontournable, ou considérer que mon amour pour toi soit authentique et inconditionnel. Je peux t’aimer sans avoir à me prosterner devant ton compagnon. Je t’aime depuis trente ans, sans poser de conditions à cet amour, qui est bien plus profond et sincère que celui d’un homme qui se prétend ton sauveur, un amour qui est passé par bien des souffrances, depuis ta naissance si difficile à ce déchirement que tu m’imposes aujourd’hui. Que sont cinq années de relation amoureuse au regard de trente années de dévouement de mère ?
Présentement, tu as fait ton choix. Tu t’es imaginé que c’était ou lui, ou moi. Que c’était moi m’inclinant devant lui, ou moi perdue pour toujours à tes yeux. Tu as fait ton choix.
Sache que moi, je n’ai fait aucun choix. Je subis le tien, le vôtre, c’est tout. Je subis. Et mon cœur de maman saigne à n’en plus finir.
Une femme peut-elle oublier son nourrisson,
ne plus avoir de tendresse pour la fille de ses entrailles ?