En ce temps-là, les yeux levés au ciel, Jésus priait ainsi : « Père saint, garde mes disciples unis dans ton nom, le nom que tu m’as donné, pour qu’ils soient un, comme nous-mêmes.
Quand j’étais avec eux, je les gardais unis dans ton nom, le nom que tu m’as donné. J’ai veillé sur eux, et aucun ne s’est perdu, sauf celui qui s’en va à sa perte de sorte que l’Écriture soit accomplie.
Et maintenant que je viens à toi, je parle ainsi, dans le monde, pour qu’ils aient en eux ma joie, et qu’ils en soient comblés.
Moi, je leur ai donné ta parole, et le monde les a pris en haine parce qu’ils n’appartiennent pas au monde, de même que moi je n’appartiens pas au monde.
Je ne prie pas pour que tu les retires du monde, mais pour que tu les gardes du Mauvais.
Ils n’appartiennent pas au monde, de même que moi, je n’appartiens pas au monde.
Sanctifie-les dans la vérité : ta parole est vérité.
De même que tu m’as envoyé dans le monde, moi aussi, je les ai envoyés dans le monde.
Et pour eux je me sanctifie moi-même, afin qu’ils soient, eux aussi, sanctifiés dans la vérité. »
Jean 17, 11b-19
Extrait de la Traduction Liturgique de la Bible – © AELF, Paris
Cette prière de Jésus pourrait paraître obscure à qui ne le fréquente pas depuis longtemps dans la prière, l’imitation et les sacrements, la proximité avec le Seigneur, en tant que disciple, permettant de décrypter son langage devenant plus explicite mais d’autant plus exigeant à mesure qu’il approche de sa Passion. Les disciples, hommes simples du peuple, étaient en mesure de commencer à le comprendre, pour avoir vécu à ses côtés pendant trois ans, et encore étaient-ils loin de saisir toutes les subtilités de son langage et de sa connaissance de sa mission au milieu des hommes et des femmes de son temps et de la postérité.
Jésus oppose ici clairement “le monde” à la vie selon sa Parole qui est Parole du Père. Il oppose sa personne et ses commandements au Mauvais, qu’il qualifie aussi parfois de “Prince de ce monde”. Allons-nous donc, comme disciples du Christ, nous obstiner à “faire moderne” en niant l’existence du Mauvais, du Malin, du Diviseur, autrement dit du Diable ?
Cette dernière appellation renvoie à des images moyenâgeuses d’hideuse créature noire cornue au sourire narquois. Alors évidemment, on se gausse de ceux qui croient en son existence. Et voilà que le Malin, qui a plus d’un tour dans son sac, a réussi son pari : passer inaperçu, être considéré comme inexistant voire inoffensif, et pouvoir donner ainsi libre cours à ses stratégies funestes pour perdre les âmes.
Notre époque qui nie la réalité de son existence est pourtant plus que jamais soumise à son influence. Jésus met ici en garde ses disciples contre “le monde”. C’est dire si le Mauvais en tire les ficelles ! Convoitise en tous domaines, goût du pouvoir, des richesses, débridement des mœurs, égoïsme assumé, culture du soi, société du rendement dans laquelle l’individu est sacrifié à la rentabilité, consumérisme, la liste est longue… Je ne développerai pas trop ce thème car nos prédicateurs le font déjà bien assez, parfois jusqu’à l’excès.
Car il est aisé, quand on fréquente et prend au sérieux l’Evangile, de discerner ces travers de notre société. Assurément, les authentiques témoins du Christ à travers les âges ont cherché à vivre à rebours de cette pente vers laquelle incline invariablement le monde, jusqu’à l’extinction des systèmes qui ont un temps prospéré. Nous vivons en ce siècle comme jamais le retour de boomerang d’un environnement que nous avons sacrifié à la surexploitation de ses ressources, capacités de labeur humain comprises. La nature nous échappe, profondément déréglée, et l’humain est au bord de l’implosion. En témoignent les hôpitaux psychiatriques qui ne désemplissent pas.
Alors, où discerner le Mauvais dans tout cela ?
On peut en revenir au discours de Jésus dans ces chapitres de l’Evangile de Jean médités pendant les semaines du temps pascal. Le monde pourrait être défini par tout ce qui ne fonctionne pas selon les préceptes du Seigneur. Il y a dans l’Evangile une opposition radicale à la pente par trop humaine de la convoitise et de l’égocentrisme : Jésus nous a laissé un commandement majeur : “Aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés”.
Or, l’amour du Christ est universel et désintéressé. Il ne demande rien pour lui-même qui soit matériel. Donner, c’est pour autrui. Soigner, c’est pour relever. Pardonner, c’est pour aider à avancer. Eduquer, c’est pour rendre libre. Aimer, c’est pour grandir soi-même, épanouir l’autre, et faire croître ceux qu’on engendre à deux. Avoir un pouvoir, c’est pour servir. Avoir des richesses, c’est pour les partager. Avoir un talent, c’est pour le faire fructifier. Et prier, c’est pour aimer encore, demander le feu de l’Esprit, intercéder pour son prochain, approcher davantage de l’ardeur de la Parole et du brasier de la Trinité.
Voilà les attitudes qui s’opposent à la marche habituelle du monde. Voilà la feuille de route du disciple. Voilà le code du vivre ensemble que le Diviseur hait.
Alors ne nous étonnons pas, si nous cherchons à marcher dans les voies de l’Evangile, d’avoir à rencontrer le Mauvais en travers de notre route, concrètement dans les autres et les situations que nous avons à vivre, ou dans l’âpre combat spirituel. Le Malin est plein de complaisance et de mansuétude pour les mondains, puisqu’il les tient sans qu’ils s’en aperçoivent en son pouvoir. Mais quant aux authentiques disciples du Christ, ils sont ses ennemis jurés, et il ne leur épargne rien. C’est peut-être la raison pour laquelle, d’ailleurs, ceux-là sont les plus aptes à le discerner. Et à dénoncer ses manœuvres à temps et à contretemps.
Image : Duccio di Buoninsegna La tentation sur la montagne, Maesta (détail) XIVe, Sienne