Nous poursuivons la lecture du petit enseignement que Jésus donne, en privé, aux Douze Apôtres. Choqué par leurs chamailleries à propos de l’ordre de préséances entre eux, il les a d’abord rappelés à l’humilité : le premier doit être « le dernier et le serviteur de tous ». Les recommandations suivantes sont brèves, bien dans le style nerveux de Marc, mais chacune serait à développer, surtout par les responsables de communautés mais aussi par tous : il s’agit du style de notre témoignage.
1. Jean dit à Jésus : « Maître, nous avons quelqu’un chasser des esprits mauvais en ton Nom ; nous avons voulu l’en empêcher car il n’est pas de ceux qui nous suivent ».
Jésus répondit : « Ne l’empêchez pas car celui qui fait un miracle en mon Nom ne peut pas, aussitôt après, mal parler de moi ; celui qui n’est pas contre nous est pour nous ».
Pour Jésus, les apôtres n’ont pas le monopole de la bienfaisance et un guérisseur qui n’est pas son disciple peut utiliser son nom et travailler dans son esprit : donc il ne le critique pas. La force thérapeutique de Jésus dépasse les frontières de l’Eglise. L’important est de lutter contre le mal, de libérer l’homme : tout progrès en ce sens est à encourager, sans que l’on doive enquêter sur la foi ou la non-foi du soignant. Tout ce qui est évangélique ne porte pas toujours l’étiquette « chrétienne » ni encore moins « catholique » ! Réjouissons-nous de toute victoire pour la libération de l’homme.
2. Et celui qui vous donnera un verre d’eau au nom de votre appartenance au Christ,
amen, je vous le dis, il ne restera pas sans récompense.
Beaucoup d’hommes ne se convertiront pas à la prédication des apôtres mais, avec bon cœur, ils seront disposés à les désaltérer, à leur rendre service, à leur venir en aide. Nous le constatons encore : tous n’entrent pas dans l’Eglise mais ils sont bienveillants, ouverts, généreux : cette attitude peut être pour eux un chemin de salut car la foi est plus qu’un credo récité.
3. Celui qui entraînera la chute d’un seul de ces petits qui croient en moi, mieux vaudrait pour lui
qu’on lui attache au cou une de ces meules que tournent les ânes et qu’on le jette à la mer.
On a rarement souligné à ce point la valeur extraordinaire de la foi. Jouer à l’esprit fort et faire pression sur un croyant afin qu’il se détourne du Christ, ou avoir une attitude scandaleuse qui choque le croyant et lui fait perdre la foi, ce sont là des comportements d’une extrême gravité qui conduisent ceux qui les adoptent à la mort. Si la sentence paraît dure, c’est peut-être parce que nous ne comprenons pas à quel point l’Evangile apporte vraiment la Vie à la personne humaine.
4. Et si ta main t’entraîne au péché, coupe-la : il vaut mieux entrer manchot dans la Vie éternelle que d’être jeté avec tes deux mains dans la géhenne.
Si ton pied t’entraîne au péché, coupe-le : il vaut mieux entrer estropié dans la Vie éternelle que d’être jeté avec tes deux pieds dans la géhenne.
Si ton œil t’entraîne au péché, arrache-le : il vaut mieux entrer borgne dans le Royaume de Dieu que d’être jeté avec tes deux yeux dans la géhenne, là où le ver ne meurt pas et où le feu ne s’éteint pas.
Certes ce langage est imagé, hyperbolique mais l’insistance de cette triple déclaration souligne à nouveau, et de la manière la plus forte, l’incomparable valeur de la foi au Christ. Celle-ci n’est pas compatible avec n’importe quel comportement, elle exige des ruptures nettes, elle provoque des arrachements douloureux. Même le souci de la santé et de l’intégrité corporelle ne peut l’emporter sur elle. L’histoire des innombrables martyrs depuis 20 siècles montre que des multitudes de croyants ont accepté ces sentences, sans les trouver exagérées : ils ont préféré les coups, les amputations, les pires supplices et même la mort plutôt que de renoncer à leur foi.
Devant vous, nous dit Jésus, il n’y a que deux issues : – entrer dans la Vie éternelle c.à.d. la Vie divine ou le Royaume de Dieu – ou être jeté dans la « géhenne ». Quelle est donc cette mystérieuse réalité qui signe notre échec, et dont Marc ne parle qu’ici (Matthieu / 7 fois ; Luc / 1 fois) ?
En bordure sud –sud ouest de Jérusalem se trouvait un vallon qui avait appartenu à un certain Hinnôn : en grec on l’appela « gê Hinnôn » (terre d’Hinnôn) d’où le mot français « géhenne ». Hélas, à l’imitation d’autres peuples, on s’était mis à y immoler par le feu des nouveau-nés (même le roi Akhaz : 2 Rois 16, 3), infamie strictement interdite par le Dieu d’Israël (Lévitique 18, 21 ; Deut 12, 31 ;…). Jérémie annonça la ruine prochaine de Jérusalem à cause de l’idolâtrie et des sacrifices d’enfants qui s’y pratiquaient et ce lieu, dit-il, deviendra un lieu de tuerie, un charnier (Jér 7, 31-33 ; cf aussi Ezéchiel 16, 20…). Il semble que plus tard, au retour d’exil, ce lieu de la géhenne devint la décharge publique de la ville et un prophète (Le 3ème Isaïe) termina son livre en promettant la venue triomphale de Dieu dans une Jérusalem glorieuse et il utilisa l’image de la géhenne pour évoquer le destin des réprouvés : « En sortant, on pourra voir les dépouilles des hommes qui se sont révoltés contre moi ; leur vermine ne mourra pas, leur feu ne s’éteindra pas ; ils seront répulsion pour toute chair » (Isaïe 66, 24).
La géhenne (meurtre de l’enfant, refus de l’avenir, suppression de la vie, culte à un dieu cruel, feu, fumée, résidus rejetés, vermine qui ronge) est devenue le symbole de la perdition, de l’enfer.
S’agit-il d’un avertissement pour nous effrayer et nous mettre en garde, ou d’un châtiment transitoire pour nous corriger, ou d’une punition éternelle ???… En tout cas, Jésus nous prévient que « le péché » est tout sauf un sujet de badinage.
Quelqu’un écrivait : « Nous sommes faits pour brûler : par amour ou pour rien ».
L’instruction de Jésus est curieusement amputée de sa fin par la lecture liturgique : il importe de la rétablir (textes semblables et différents dans Matth 5, 13 et Luc 14, 34-35)
5. Car chacun sera salé au feu. C’est une bonne chose que le sel. Mais si le sel perd son goût, avec quoi le lui rendrez-vous ? Ayez du sel en vous-mêmes.
Parabole : le sel sert à donner du goût aux aliments et à les conserver. Ainsi de l’Evangile de Jésus : il donne sens à la vie, il est lutte contre la corruption. Encore faut-il que ses porteurs le maintiennent dans sa pureté, le préservent de la dissipation tout en le plongeant au sein de toutes les réalités humaines. Il ne faut pas lui enlever son piquant sous prétexte de se faire accepter, de plaire à la foule. Le « feu » des épreuves où l’apôtre sera nécessairement plongé risque de le tenter d’adoucir le message alors qu’au contraire ce feu doit conforter sa foi et son courage.
« Et soyez en paix les uns avec les autres. »
Et le discours – qui avait commencé par les rivalités – se boucle avec l’exhortation capitale : SHALOM. « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés » dira saint Jean. L’évangélisation se réalise en corps, par des frères et sœurs qui surmontent les tentations du chacun-pour-soi et de la compétitivité. Les gens veulent bien écouter des sermons mais surtout ils regardent d’abord pour voir si les prédicateurs vivent entre eux ce qu’ils annoncent aux autres. C’est la communauté fraternelle qui est « le sel ».
CONCLUSIONS
Cette instruction, lue en ces deux dimanches, reste à méditer avec attention. D’abord par les responsables de l’évangélisation et des communautés mais aussi par tous les chrétiens. Elle entend pacifier nos relations entre croyants, régler nos rapports aux incroyants, combattre l’orgueil, alerter sur les périls qui menacent la foi. Il ne s’agit pas de préceptes moraux mais d’une façon de vivre qui découle immédiatement d’un Seigneur qui marche vers sa Passion. Seule sa croix nous permettra de vaincre les inimitiés, d’annoncer le feu de l’Evangile, de respecter tout croyant, de voir le bien ailleurs que chez nous et de vivre en PAIX. Alors notre communauté peut jouer le rôle du sel dans la pâte de la société.
SHALOM.
Prédicateur : Raphaël Devillers