Jésus dit :
« J’ai soif. »
Il y avait là un récipient plein d’une boisson vinaigrée. On fixa donc une éponge remplie de ce vinaigre à une branche d’hysope, et on l’approcha de sa bouche.
Jean 19, 28-29
Textes liturgiques©AELF
Je désirais exprimer dans un article mon dilemme intérieur : à quoi bon demeurer dans l’Eglise catholique romaine qui m’a incorporée parmi ses fidèles à quinze jours de vie, il y a presque soixante ans ? Comment résister à ce qui n’est peut-être pas une “tentation” à proprement parler : m’éloigner de cette église-là pour vivre ma foi avec d’autres baptisés ?
Il m’a semblé, relisant l’Evangile du jour, que ces courts versets correspondaient bien à ce que je vis intérieurement.
Jésus apparaît ici à bout de forces au terme de sa passion, agonisant sur la croix de son supplice. Il voudrait se désaltérer d’eau rafraîchissante, il souffre sous le soleil brûlant du début d’après-midi. Mais au lieu d’une gorgée d’eau, on lui propose d’absorber du vinaigre. Et il remet entre les mains du Père son esprit, pour l’éternité…
Que l’on ne voie pas de folle prétention dans le parallélisme que je vais effectuer, c’est seulement que la vie de Jésus, depuis toujours, est entrée en résonance profonde avec la mienne. Plutôt qu’un parallélisme, ce serait d’ailleurs une symétrie. Jésus, sans doute heureux et couvert de maternelle affection dans son enfance, marche à partir de la trentaine vers une fin de vie des plus douloureuses, symbolisée par les “Hosanna” lors de son entrée triomphale à Jérusalem qui vont se retourner en haine contre lui – déjà fomentée par les gardiens de sa religion depuis les débuts de sa vie publique. Là où il a été acclamé, à Jérusalem, il sera honni et mis à mort. Par le supplice le plus infamant qui soit à cette époque, la crucifixion.
Pour moi, je n’ai plus de craintes : je sais que je suis déjà parvenue dans “l’après” d’un très long chemin de croix, mon cheminement progressant un peu à l’inverse du sien : enfance et jeunesse douloureuses en grande carence d’amour, souffrance à son summum au milieu de la trentaine avec des tortures psychiques et spirituelles ayant culminé lors d’internements en psychiatrie arbitraires et injustes car directement en lien avec ma confession de foi chrétienne et ma vie spirituelle peu ordinaire et incompréhensible à mon entourage, qui fut hermétique à la réalité de mon vécu. Famille, amis, corps médical, entourage ecclésial, tous se sont fourvoyés à mon sujet. Mais, malgré cette oppression sur mon âme meurtrie, personne n’est parvenu à y éteindre l’ardente flamme de la foi.
Je suis fort heureusement dans “l’après”, jouissant depuis presque vingt ans maintenant de toute ma lucidité et d’une grande sérénité augmentée des joies de la liberté de jeune retraitée menant une vie simple et très saine. Tout, presque tout va très bien dans ma vie, et je ne redoute plus un retournement de situation venant contrarier cette grande paix intérieure. L’Ennemi guette encore, certes, mais l’épreuve m’a rendue très forte et résiliente en toutes circonstances.
Et là où je vois une symétrie avec la vie du Christ, c’est que lui cheminait vers la passion après la plénitude relationnelle, tandis que moi je chemine vers une proximité de plus en plus grande avec Lui et avec mes très nombreux amis après un fracas relationnel. Je suis d’une confiance extrême en la vie désormais, sachant selon Sa promesse, que je marche vers un bonheur sans ombre après avoir enduré naguère le pire…
Alors, la soif et le vinaigre ?
C’est qu’il demeure une croix pesante dans mon itinéraire de foi.
Cette croix, c’est l’Eglise catholique de mon baptême, à laquelle je suis demeurée fidèle contre vents et marées.
Cette croix, c’est mon appartenance de toujours, de toute ma lignée familiale, à ce que le rapport de la CIASE a révélé comme étant tragiquement parfois, et bien trop souvent, une association de malfaiteurs. Cette croix, c’est une Eglise sourde depuis longtemps et en nombre de ses représentants à mes témoignages et à mes écrits. Combien de lettres envoyées à des clercs demeurées longtemps voire toujours sans réponses ? Combien de livres remis gracieusement, pour lesquels je n’ai eu droit parfois pas même à un “accusé de réception” neutre et sans avis ? Ne parlons pas d’un commentaire en retour, rarissime de la part des ordonnés concernés…
Cette croix, c’est aussi une passivité imposée aux célébrations quant à l’accueil et à la compréhension des Ecritures. Fourmillant d’inspirations, je suis sommée de me taire, de m’asseoir pour écouter sans rien pouvoir y objecter des homélies parfois insupportables de platitude, de paraphrase, de culpabilisation en vrac, d’infantilisation radicale des quelques rares fidèles que nous sommes et qui s’entendent sermonner comme s’ils n’avaient aucune connaissance en matière de foi, d’Ecritures, de catéchisme catholique… Les pratiquants les plus convaincus de ma vallée, tous cheveux grisonnants, sont abordés en homélie comme des ignares à catéchiser voire à humaniser…
Là est le vinaigre. J’ai une soif inextinguible de la Parole de Dieu et du débat à son sujet, et on me tend semaine après semaine l’hysope d’un sermon qui me laisse amertume et tristesse. Aux fêtes, endurer les prières eucharistiques les plus longues et les plus redondantes, qui ne nous valent qu’ennui et lassitude. Dans les célébrations où nous sommes au maximum une quinzaine dans l’église, demeurer dans cette configuration froide et figée, prêtre dans le chœur, fidèles aux réponses automatiques éparpillés un ou deux par banc… J’en suis souvent consternée, je finis par aller à la messe par pitié, parce qu’on y a un peu besoin de moi et que si je déserte, il n’y aura presque plus personne du tout…
Croix et vinaigre, c’est vrai, je me demande – et on m’a déjà demandé – pourquoi je m’inflige une telle punition spirituelle.
Alors hier, acceptée de manière simple et spontanée dans un culte de Pentecôte luthérien loin de chez moi, conviée même à partager la sainte Cène avec ces chrétiens-là, sans réticence ni méfiance, heureuse de la prédication particulièrement ajustée et interpellante du pasteur, je me suis demandé si un jour, malgré certaines de mes convictions catholiques fortes, je ne franchirais pas le pas de changer de paroisse, comme on délaisse un corset trop serré et étouffant pour soi-même…
Image : Le vinaigre donné à Jésus, illustration pour La vie du Christ, vers 1884-96 J.J.J. Tissot
1 commentaire
Je me régale à vous lire et, si vous m’y autorisez, je prévois de lire une de vos prières au début de la prochaine réunion de ma fraternité de quartier, le 12/09 au soir.
Pour réagir à votre méditation sur la Passion, vous savez que je partage globalement votre ressenti. Je perçois que l’Église est devenue au fil des temps une immense structure maltraitante : elle maltraite ses clercs en les mutilant de toute vie affective, familiale et sexuelle, ses clercs en retour maltraitent les fidèles en les culpabilisant et en les infantilisant. D’ailleurs le mot “fidèle” ou “paroissien(ne)” me gêne. Parler de croyant serait préférable. Parce que si l’on est croyant, on pratique (au moins un peu !) et on agit en cohérence avec sa foi (en principe…). J’attends, en matière de catholicité, d’immenses changements, et tant pis s’il faut en passer par des crises et des schismes : cela ne peut plus durer comme cela !
Je pense que le chrétien des temps futurs (comme les premiers chrétiens ?) doit être un(e) révolté(e) : révolté contre la barbarie de ce temps, même si c’est une barbarie très technologique et très subtile, révolté contre les dévots d’une église essentiellement pharisienne, révolté contre ceux qui accablent d’un fardeau culpabilisant ceux qui refusent de voir pleinement que pour être “plus divin”, il faut commencer par être “plus humain” d’abord. C’est tout le mystère de l’Incarnation… Dieu incarné, au plus intime de notre être… Si on ne dit pas au gens qu’ils portent Dieu en eux, avec son amour infini, comment vont-ils s’en apercevoir ? Mais il doit savoir être aussi un “révolté de la douceur et de l’amour”. La violence le doit pas répondre à la violence, même si une “sainte colère” est, de temps en temps, parfois nécessaire. Quand aux prêtres qui ne répondent pas à vos messages, je dirai avec humour : “j’ai les mêmes…”.