Bien-aimés, puisque vous savez que lui, Jésus, est juste, reconnaissez que celui qui pratique la justice est, lui aussi, né de Dieu.
Voyez quel grand amour nous a donné le Père pour que nous soyons appelés enfants de Dieu – et nous le sommes. Voici pourquoi le monde ne nous connaît pas : c’est qu’il n’a pas connu Dieu.
Bien-aimés, dès maintenant, nous sommes enfants de Dieu, mais ce que nous serons n’a pas encore été manifesté. Nous le savons : quand cela sera manifesté, nous lui serons semblables car nous le verrons tel qu’il est.
Et quiconque met en lui une telle espérance se rend pur comme lui-même est pur.
Qui commet le péché transgresse la loi ; car le péché, c’est la transgression.
Or, vous savez que lui, Jésus, s’est manifesté pour enlever les péchés, et qu’il n’y a pas de péché en lui.
Quiconque demeure en lui ne pèche pas ; quiconque pèche ne l’a pas vu et ne le connaît pas.
1 Jean 2, 29. 3, 1-6
Textes liturgiques©AELF
Depuis longtemps, je songe au problème que pose la lecture d’une épître telle que 1 Jean à une assemblée dont les fidèles se reconnaissent dans les “bien-aimés” auxquels elle s’adresse.
A priori, c’est bien sûr une bonne chose que de se sentir concerné par les Ecritures. Tout leur intérêt est là : qu’elles nous parlent. Les prendre au sérieux, les écouter nous enseigner.
Là où cela peut poser problème, c’est quand le fidèle prend pour lui-même, sans se remettre en question, les éloges que l’auteur, Jean ici, adresse aux plus fidèles parmi les disciples du Christ auxquels il a parlé ou écrit directement. Les épîtres de Jean ont été rédigées dans un contexte de tension dans les communautés chrétiennes émergeantes. Déjà, des faux prophètes se manifestaient, prêchant un Christ qui n’était pas celui des Evangiles : négation de son incarnation, négligence de l’importance du rapport au prochain, tolérance au péché… Jean veut se battre contre cette foi déviante et s’adresse ici aux chrétiens authentiques qui demeurent profondément fidèles aux premiers enseignements reçus.
Or je constate souvent, depuis tant de décennies de pratique en Eglise, qu’on traite malheureusement avec une certaine désinvolture ces promesses de Jean quant à la sainteté des fidèles.
Je m’explique en prenant quelques exemples.
Je me rappelle une paroissienne qui faisait certes preuve d’une foi solide, mais aussi d’une bonne dose de médisance et de jalousie vis-à-vis d’autrui. Un jour, sortant de la messe de la Toussaint, elle m’affirma avec assurance : “Nous sommes tous des saints”. J’en demeurai pantoise. “Tous des saints “ ? Personnellement, dans cette paroisse, pour diverses raisons, je n’avais pas ce ressenti…
Il en va de même quand le chrétien d’aujourd’hui affirme avec aplomb : “Nous sommes tous enfants de Dieu”.
Quel que soit le contre-témoignage dont il se rend coupable, le chrétien se gargarise volontiers de sa qualité de “fils de Dieu.” Et peu importe finalement s’il a scandalisé ou scandalise encore autrui : il se revêt lui-même de manière définitive de la grâce de son baptême et se proclame “un homme nouveau”, sauvé d’emblée en vertu de la mort et de la résurrection du Christ, au besoin il ira même affirmer qu’il a déjà vaincu le péché en lui. Et pècherait-il qu’il irait éventuellement se confesser pour en ressortir blanc comme neige, sa faute amendée ou non, ou qu’il rechercherait une indulgence en passant une quelconque “Porte sainte” une année jubilaire au prix de quelques dévotions voire d’une contrition de circonstance, pour se réaffirmer “saint et fils de Dieu”. L’Eglise catholique notamment a pris ainsi l’habitude d’absoudre à tout va et à peu de frais ses fidèles, en professant “Dieu pardonne tout, absolument tout” (Pape François).
Or revenons-en au texte : “celui qui pratique la justice est, lui aussi, né de Dieu.” “Qui commet le péché transgresse la loi ; car le péché, c’est la transgression.” “quiconque pèche ne l’a pas vu et ne le connaît pas.“
C’est une chose de se proclamer chrétien, de chanter des “Seigneur, Seigneur”, d’accomplir des dévotions, de donner au denier du culte ou aux bonnes œuvres, c’en est une autre de ne vraiment pas pécher, à savoir, obéir aux dix commandements premiers et à tous les préceptes de l’Evangile ! Quelle exigence il y a là ! N’offenser ni Dieu, ni le prochain, pratiquer véritablement la justice en toutes circonstances de sa vie quotidienne, être attentif à ne jamais abuser de personne ni d’aucune situation un tant soit peu privilégiée, veiller sur son langage pour ne pas médire, maudire ni contrister, être fidèle à tous ses engagements sans se dédire, fuir toute situation d’adultère, partager son bien autant que possible, ne jamais laisser libre cours à l’indifférence face à la détresse d’autrui… Voilà la véritable ascèse du chrétien, voilà à quoi tout disciple du Christ devrait s’astreindre, pour honorer Dieu, pour lui rendre témoignage, pour se sanctifier et pour prendre soin de sa sœur, de son frère en humanité ! Voilà le chemin nécessaire pour se qualifier ensuite, éventuellement, d’enfant de Dieu, car en Jésus Christ il n’y a aucun péché, et c’est son innocence qu’il convient d’imiter au mieux plutôt que de se contenter de pécher et pécher encore en s’estimant de toute façon pardonné !
Je dis, au risque de choquer, que oui, Dieu est miséricordieux, que Jésus est venu il y a 2000 ans pour le manifester, et que nous avons déjà eu vingt siècles pour prendre au sérieux l’Evangile, mais que l’heure est au jugement des vivants et des morts qui se rapproche dans le temps des hommes comme dans le temps de Dieu, et que ce sont désormais les œuvres de justice qui sont exigées et scrutées – Jean ne dit pas autre chose dans son épître – et que témoigner de sa foi, c’est bien davantage œuvrer pour cette justice, ajuster sa vie à la Parole de Dieu plutôt que de prêcher sans cesse une miséricorde facile qui anesthésie les consciences, au risque de banaliser le salut ou encore de scandaliser les victimes du péché d’autrui !
Il me semble que cette dérive contemporaine du discours ecclésial et théologique est due en grande partie au fait que les rênes du pouvoir religieux soient uniquement aux mains d’hommes eux-mêmes tellement enclins au péché qu’ils ne voient plus à quel point chaque faute humaine blesse le cœur de Dieu.
Et j’estime qu’il est plus que temps de dissocier la Volonté suprême de Dieu des discours ecclésiaux récurrents qui bradent le salut et la sainteté.
Je me souviens d’avoir entendu un jour, très énervée, une homélie de Michel-Marie Zanotti-Sorkine que d’aucuns vénèrent, et qui disait en substance : “Les plus grands pécheurs sont peut-être les plus grands saints.”
Non, non et non !
On peut certes s’amender après une faute avouée et expiée dans la contrition, de là à glorifier des pécheurs invétérés comme de grands saints, il y a un pas qu’une certaine Eglise franchirait volontiers, mais qui n’est absolument pas conforme à l’exigence de justice de Dieu.
Et veillons à ne pas nous construire un Dieu mou et complaisant, à l’image d’une conscience personnelle pas toujours très nette. Pécher et pécher encore tout en s’autoproclamant enfant de Dieu en marche vers la sainteté, c’est se tromper et tromper autrui, ce dont n’importe qui pourrait être dupe… sauf Dieu.
Image : Les grands soutiens du monde, La Justice (détail) Bronze d’Auguste Bartholdi, 1902, Colmar