À l’heure où Jésus passait de ce monde à son Père, les yeux levés au ciel, il priait ainsi : « Père saint, garde mes disciples dans la fidélité à ton nom que tu m’as donné en partage, pour qu’ils soient un, comme nous-mêmes.
Quand j’étais avec eux, je les gardais dans la fidélité à ton nom que tu m’as donné. J’ai veillé sur eux, et aucun ne s’est perdu, sauf celui qui s’en va à sa perte de sorte que l’Écriture soit accomplie.
Et maintenant que je viens à toi, je parle ainsi, en ce monde, pour qu’ils aient en eux ma joie, et qu’ils en soient comblés.
Je leur ai fait don de ta parole, et le monde les a pris en haine parce qu’ils ne sont pas du monde, de même que moi je ne suis pas du monde.
Je ne demande pas que tu les retires du monde, mais que tu les gardes du Mauvais.
Ils ne sont pas du monde, comme moi je ne suis pas du monde.
Consacre-les par la vérité : ta parole est vérité.
De même que tu m’as envoyé dans le monde, moi aussi, je les ai envoyés dans le monde.
Et pour eux je me consacre moi-même, afin qu’ils soient, eux aussi, consacrés par la vérité. »
Jean 17, 11b-19
Jésus savait par avance toute la difficulté d’être son disciple tout en restant dans le monde. Car sa Parole et l’esprit du monde sont profondément antagonistes. Le penchant naturel de l’homme, c’est l’égoïsme, la recherche de son intérêt personnel avant l’intérêt d’autrui, le goût pour les richesses et le pouvoir, la volonté d’attirer l’attention sur soi par la séduction. C’est, je crois, particulièrement vrai à notre époque, qui entretient le culte du moi. Si votre coeur vous incline vers l’esprit des Béatitudes, vous êtes regardé au mieux comme un doux rêveur, au pire comme un looser.
Hier soir, je voyais au journal télévisé un reportage sur une Américaine de pouvoir et d’argent qui fait grand bruit en ce moment par un livre dans lequel elle dit que si les femmes n’ont pas autant de réussite sociale que les hommes, elles doivent s’en prendre à elles-mêmes. Qu’elles aient de l’ambition ! Et j’étais bien triste en voyant cela, à me dire qu’on incitait désormais les femmes à s’approprier tous les pires défauts masculins. Car là où elles ont des aptitudes naturelles à l’empathie et au don de soi plus grandes que les hommes, ce qui fait qu’elles s’effacent parfois quand il faut gagner par la malhonnêteté et l’écrasement d’autrui, on dénigre maintenant ce qui pourrait les rendre plus sensibles à l’Esprit même de Dieu.
Quand je suis revenue à une foi très vive et que j’étais encore mariée, je vivais un déchirement intérieur, me sentant en décalage profond avec l’esprit du monde, souffrant de l’apostasie tout autour de moi, ne voyant pas comment je pourrais vivre l’Evangile dans la situation dans laquelle j’étais, affrontée en permanence à un conjoint versatile et à un entourage me regardant comme une malade mentale et rien de plus. Je pleurais de nostalgie de ne pas être dans un Carmel, où j’aurais pu au moins vivre ma foi avec des soeurs partageant le même idéal chrétien que moi, la même disposition à la prière et à la méditation des Ecritures.
Fort heureusement, j’étais aspirée vers la réalité par mon statut de mère d’enfants encore jeunes. C’est d’ailleurs pour eux que je me suis accrochée à la vie, et que j’ai lutté avec la force du désespoir contre le Mauvais qui en voulait à ma joie d’aimer le Christ. C’est avec Lui – et la médecine – que j’ai surmonté la dépression qui me ravageait.
Aujourd’hui, je suis beaucoup plus sereine et je sais que ma place n’est pas au Carmel. J’aime trop la solitude pour supporter la vie communautaire, je suis trop fatigable pour endurer les austérités de cet Ordre. Ce qui ne m’empêche pas de laisser dans ma vie une grande place à l’oraison.
Et en quelque sorte, je vis dans le monde sans vraiment m’y compromettre. Au contact quotidien d’enfants et de mes collègues, je ne vis pas dans une bulle de verre car les réalités contemporaines m’arrivent souvent en pleine figure. Mais je les emmène dans ma “clôture” personnelle, cet espace de ma maison toute proche de cette nature que j’aime tant, et où je ne souffre pas du tout de passer le plus clair de mon temps libre. Un arbre qui fleurit, une plante potagère qui pousse, un intérieur propre après la corvée du ménage suffisent à mon bonheur. Et l’indispensable ressourcement dans l’Eucharistie plusieurs fois par semaine. De l’extérieur, à l’aune de la réussite sociale et des loisirs, ma vie peut sembler un incompréhensible renoncement.
Mais à l’intérieur, j’ai la joie du Christ, et j’en suis comblée. Et jamais plus le Mauvais ne pourra m’arracher de Lui.