Il y a bien longtemps, à l’occasion d’un séjour en Égypte, j’étais parti un matin à l’aurore avec d’autres étudiants pour aller voir le temple d’Abou Simbel tout au sud de l’Egypte. Et sur la route, nous avions demandé à notre taxi de faire un crochet (hautement interdit par l’armée égyptienne) pour visiter un petit temple au bord du Nil. Et je me souviens toujours de ma tristesse en entrant dans ce petit temple un peu en ruine, et pourtant il y avait un splendide soleil levant ! Ce qui l’avait provoquée : je ne voyais pas ce qui captive mon regard en entrant dans nos églises : le tabernacle où Dieu est présent. Là, tout manifestait le vide, l’absence.
Je vous dis cela un jour où nous célébrons la fête du Corps et du Sang du Christ. Il est bien là dans ce tabernacle surmonté de la colombe symbolisant la présence de l’Esprit Saint. Mais ce n’est pas à lui que je veux m’attacher tout d’abord.
La lettre de St Paul et l’évangile de St Luc, qui nous parlent chacun à leur façon de l’eucharistie, nous soulignent un point important. Dans ces deux récits, Jésus n’est pas seul, bien loin de là ! Il est à table avec ses disciples, il est entouré d’une grande foule ; et aux uns et aux autres il partage le pain. L’eucharistie est un acte communautaire. Et Jésus qui vient au milieu des siens se fait lui-même leur aliment ; et chacun s’unissant à lui, se trouve par là-même uni à tous ceux qui le reçoivent. C’est ainsi que se forme l’Église. L’Église et l’Eucharistie sont inséparables ; et c’est en ce sens que l’on pourrait presque dire que l’on fête aujourd’hui l’Église.
Et non seulement Jésus se fait lui-même aliment mais il donne, il se donne. Un Père de l’Église qui a beaucoup réfléchi sur l’eucharistie souligne cette importance du don. Judas à qui Jésus a donné le pain comme aux autres disciples ne s’est pas laissé changer par de don qu’il avait reçu. Il est resté dans une attitude égocentrique, insensible au don reçu, se séparant des autres disciples et par là-même ne voulant plus vivre cet acte communautaire ; la communauté en sort meurtrie. Et il prend cette comparaison de nous qui portons en mémoire les bienfaits que nous avons pu recevoir de nos amis, des hommes ; et pour qui nous avons en retour une grande affection. Alors nous devrions faire de même avec Jésus ; et l’eucharistie est peut-être un bon moyen de nous préparer à donner en retour et à rendre grâce.
Ce don reçu peut provoquer en nous une certaine joie ! Certains mystiques parlent même d’une certaine ivresse… mais ils oublient peut-être trop vite que l’eucharistie est aussi une représentation de la Passion du Christ, de la vie qu’il donne pour nous, de sa mort pour tous les hommes.
C’est d’ailleurs en ce sens que dans les paroles de la consécration il est dit « Ceci est mon sang versé pour vous et pour la multitude ». Encore une fois nous retrouvons la dimension communautaire : nous qui recevons le Christ, nous ne pouvons pas le garder pour nous, nous devons le partager à la multitude des hommes. Un peu comme Marie-Madeleine qui aperçoit Jésus après sa résurrection, et qui voulait le toucher, mettre la main sur lui. Et Jésus de lui dire « Ne me touche pas parce que tu ne peux me saisir ; mais va vers mes frères ; tu dois porter la bonne nouvelle à la communauté des disciples et au monde et ne pas la garder jalousement pour toi ».
Là nous touchons au mystère profond de l’eucharistie.
Mais alors il faut aussi voir que l’eucharistie a une dimension aussi toute personnelle. Quelle est mon attitude personnelle quand je reçois le Corps et le Sang du Christ ?
Jésus s’offre à nous sous la forme d’un petit morceau de pain et d’une goutte de vin. Quel abaissement pour celui qui est le TRÈS HAUT, l’infiniment GRAND ; quelle humilité de se laisser ainsi enfermer dans nos mains tendues ! Communier, c’est s’ouvrir à la présence du Christ qui s’offre à nous. C’est un peu comme si on captait une présence qui se donne mais sur laquelle nous n’avons pas prise. Mais alors où Jésus vient-il nous rejoindre ?
Il vient nous rejoindre dans l’intimité de notre âme, de notre être. Vous le savez, on ne peut toucher du doigt l’intimité de l’autre. Seule une poignée de main ou un geste d’affection peuvent témoigner de notre amitié à l’autre. Ce n’est qu’une marque d’amitié, mais c’est le début de la rencontre. Il y a un très beau poème sur l’eucharistie qui commence par ces mots « Amour m’a demandé d’entrer».
Car cette marque d’amitié, ce symbole du pain et du vin donnés et reçus, ce sont eux qui ouvrent notre cœur, qui ouvrent le plus profond de notre âme et qui permettent de saisir la présence de Dieu qui s’offre à elle et qui permet ce dialogue de cœur à cœur. Recevoir Dieu et lui parler comme un ami parle à son ami.
Vous me direz « Je ne vois rien, je ne sens rien » ou « Je ne suis pas digne » ou « Je ne comprends pas ». Je vous citerai simplement ce petit passage d’un petit mystique du 14° siècle :
« Rien ne dispose mieux la matière à devenir feu, que de l’approcher du feu et de la laisser pénétrer de plus en plus par la chaleur. Si humide qu’elle puisse être, fut-elle-même de grès ou d’acier, la chaleur du feu la rendra semblable à lui-même. Ou bien il l’absorbera tout entière et la rendra feu, ou bien il en fera une matière capable de s’enflammer. De même un homme, peut être si perverti, si dur, si incliné au vice… : s’il veut s’approcher souvent du feu divin avec une sincère dévotion et une intention pure, ne restera pas près de ce feu sans que son cœur sec et dur comme la pierre et comme l’acier ne devienne chaud, tendre, enflammé et divin ». ( Tauler 3°sermon pour le Saint-Sacrement).
Jésus nous attend, nous tend la main il ne tient qu’à nous de tendre la nôtre pour le rejoindre.
Frère Patrice