2 Samuel 5, 1-3
Psaume 121
Colossiens 1, 12-20
Luc 23, 35-43
Christ-Roi : le trait d’union qui joint ces deux mots n’est pas si évident. Car, quelles sont les images que nous suggère spontanément la royauté ? Le pouvoir, l’honneur, l’éclat… Or, ces images conviennent-elles au Christ ? Oui et non. Qu’est-ce que nous montre en effet l’évangile que nous venons d’entendre ? Un crucifié. C’était la mort la plus infâme qu’on pouvait infliger à un homme, à l’époque de Jésus : c’était le supplice des esclaves fuyards et des assassins. Un roi, même condamné à mort, n’aurait jamais été soumis à un supplice si dégradant. Mais alors, comment expliquer cette étrange inscription placée au sommet de la croix : « Celui-ci est le roi des Juifs ? » S’agit-il d’une pure et simple moquerie ? Ou bien, y aurait-il là une vérité mystérieuse, ignorée même de ceux qui ont écrit ces mots ? Enfin, en quel sens pouvons-nous dire que Jésus est roi ?
Si nous lisons les évangiles, nous voyons que Jésus se dérobe toujours, lorsque les foules enthousiastes veulent le proclamer roi. Il se méfie de ce titre, parce qu’il est chargé d’ambiguïtés. Il nous en donne la raison dans son procès. A Pilate qui l’interroge, il répond : « Ma royauté n’est pas de ce monde. » (Jn 18, 36) Affirmation nette, qui écarte toute confusion entre la religion et la politique. La royauté de Jésus n’est représentée par aucune autorité politique humaine ; nous ne pouvons pas identifier purement et simplement le royaume de Jésus avec tel régime, tel gouvernement. Bien sûr, notre foi chrétienne doit aussi inspirer et, éventuellement, critiquer nos choix politiques ; car il y a des options politiques qui sont difficilement compatibles avec la foi chrétienne. Mais il y aura toujours une distance entre le Royaume du Christ et nos sociétés terrestres ; car le Royaume du Christ est au-delà de l’histoire. Est-ce à dire que ce Royaume serait une réalité purement céleste, sans rapport avec l’histoire humaine ? Loin de là ! Comme nous l’avons chanté au début de la Messe, le règne du Christ s’ébauche à l’ombre de la croix : il apparaît déjà, ici et maintenant, à titre de prémices, dans les gestes de réconciliation et de pardon, dans les efforts de paix, dans les combats pour la liberté, la justice, la défense de la vie, dans le témoignage des martyrs…
Je vais vous raconter, à ce propos, un épisode peu connu de l’histoire du XXe siècle. Le 7 octobre 1938, à Vienne, quelques mois après l’invasion de l’Autriche par les armées nazies, huit mille jeunes catholiques sont réunis dans la cathédrale Saint-Étienne, pour la fête du Rosaire. A la fin de la cérémonie, se répandant aux alentours, ils scandent : « Autriche, Autriche ! Nous n’avons pas d’autre Führer que le Christ. » Ce fut la seule manifestation de rue antinazie de toute l’histoire du IIIe Reich, et c’est dans la catholique Autriche qu’elle eut lieu. Le lendemain, le palais épiscopal fut mis à sac, et l’archevêque, Mgr. Innitzer, ne dut son salut qu’au fait d’avoir été caché par ses collaborateurs ; les responsables des associations catholiques furent arrêtés, les facultés de théologie et les écoles chrétiennes fermées, les organisations de jeunesse interdites. Mais ces jeunes étudiants autrichiens ont sauvé l’honneur de leur Église et de leur Pays devant le monde et devant l’histoire.
Oui, le Royaume du Christ est déjà parmi nous, en train de naître, dans les douleurs et le travail de l’enfantement. Et nous, frères et soeurs, nous sommes les citoyens et les ouvriers de ce Royaume. Saint Paul nous l’a déclaré, dans la deuxième lecture : « Dieu nous a fait entrer dans le royaume de son Fils bien-aimé, par qui nous sommes rachetés et par qui nos péchés sont pardonnés. » Or, comment pouvons-nous savoir si nous appartenons au Royaume du Christ ? Si nous faisons confiance à cet homme crucifié, raillé, couronné d’épines. C’est là le mystère, ou plutôt le scandale de notre foi : ce crucifié est l’image du Dieu invisible, il est le Fils premier-né, et tout l’univers subsiste en lui. Dans ce visage meurtri et défiguré, Dieu nous révèle son nom, qui est: amour, miséricorde. Dieu prend sur lui tout le péché du monde et l’efface par le sang de la croix.
Personne ne l’a compris dans l’entourage de Jésus. Personne, sinon ce malfaiteur crucifié avec lui. Les pécheurs, les laissés pour compte, les prostituées, les pauvres de coeur, eux ont reconnu Jésus et ont mis en lui leur espérance, tandis que les puissants de ce monde l’ont rejeté. Un condamné de droit commun est entré le premier dans le Royaume. Quel paradoxe ! C’est très réconfortant pour nous, frères et soeurs : personne, désormais, ne doit plus désespérer de la miséricorde divine ; quel que soit l’abîme où notre péché nous a plongés, si nous nous tournons vers Dieu, si nous l’implorons avec confiance, nous entrerons dans son Royaume. Mais, pour entrer dans le Royaume de la miséricorde, il nous faut apprendre, nous aussi, à devenir des hommes et des femmes de miséricorde, dans nos familles, dans nos communautés ecclésiales, dans nos relations humaines. Alors le Royaume du Christ grandira un peu plus sur notre terre. Et le Christ nous reconnaîtra comme siens, lorsqu’il viendra inaugurer son règne dans la gloire.
Frère Raffaele