Lévitique 19, 1-2. 17-18
Psaume 102
1 Corinthiens 3, 16-33
Matthieu 5, 38-48
NE PAS SOLDER : AUGMENTER LE PRIX DE L’EVANGILE
Nous écoutons aujourd’hui la suite de la 2ème partie du Sermon sur la Montagne dans laquelle Jésus explique comment son enseignement s’articule sur la Loi : l’Evangile, dit-il, ne se substitue pas au Décalogue mais en radicalise les exigences. Il en donne 5 applications : voici les deux dernières qui complètent les trois de dimanche passé. Cet idéal est-il trop haut, impraticable ?
PAS DE VENGEANCE : ACCEPTER
« Vous avez appris qu’il a été dit : ‘Œil pour œil, dent pour dent’.
Eh bien moi, je vous dis de ne pas riposter au méchant.
La loi du talion n’était pas, comme on le croit parfois, un appel à la vengeance mais au contraire une manière de l’endiguer : la peine doit être proportionnée au dommage (comme le disent encore nos tribunaux) donc on ne peut multiplier ni grossir les représailles. Jésus, lui, va beaucoup plus loin : ne « même pas riposter » ! Et il en donne 5 exemples pratiques
Mais si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui encore l’autre.
Et si quelqu’un veut te faire un procès et prendre ta tunique, laisse-lui encore ton manteau.
Et si quelqu’un te réquisitionne pour faire mille pas, fais-en deux mille avec lui.
Donne à qui te demande ;
Ne te détourne pas de celui qui veut t’emprunter.
Jésus appelle à ce qu’on nomme aujourd’hui la « non-violence », la méthode prônée par Gandhi, Martin Luther King et d’autres. Ce qui apparaît comme mollesse, lâcheté, capitulation est au contraire force et humanisme. C’est ainsi que saint Paul sera horrifié d’apprendre que des chrétiens osent se traduire en justice : « C’est déjà une déchéance d’avoir des procès entre vous ! Pourquoi ne préférez-vous pas subir une injustice ?… » (1 Cor 6, 1-8). Un jeune qui écoutait ce texte lança : « Mais si j’agis de la sorte, on me prendra pour une poire !? ».La douceur évangélique peut bien être l’objet de sarcasmes : elle est la plus forte pour arrêter la spirale de la violence.
Si déjà nous sommes abasourdis par de telles exigences, qu’allons-nous dire en entendant la dernière qui est, dit-on, la plus terrible, la plus « irréaliste », la plus « utopique » de l’Evangile.
L’AMOUR DES ENNEMIS
Vous avez appris qu’il a été dit : ‘Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi’.
Eh bien moi, je vous dis : Aimez vos ennemis, et priez pour ceux qui vous persécutent,
afin d’être vraiment les fils de votre Père qui est dans les cieux ; car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et sur les injustes. Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense aurez-vous ? Les publicains eux-mêmes n’en font-ils pas autant ? Et si vous ne saluez que vos frères, que faites-vous d’extraordinaire ? Les païens eux-mêmes n’en font-ils pas autant ?
La Bible ne demande jamais de « haïr son ennemi » mais l’hébreu, pour exprimer un comparatif, utilise des termes contraires : il prescrit de réserver son amour à ses compatriotes prochains (frères) tout en rejetant l’adversaire. Jésus à nouveau écartèle cette coutume « normale ». Il sait que, comme lui, ses disciples seront détestés, haïs et persécutés : comme lui, qu’ils s’interdisent toute colère, toute haine. Aimer ne sera évidemment pas un élan affectif mais s’exprimera d’abord par la prière sincère. Du haut de la croix, Jésus n’a-t-il pas dit : « Père, pardonne-leur : ils ne savent pas ce qu’ils font » ?
Ce comportement évangélique ne correspond pas aux normes habituelles de la vie en société où l’on est habitué à la concorde avec les plus proches et à l’indifférence sinon à l’animosité à l’égard des autres. Mais justement Jésus appelle ses disciples à de « l’extra-ordinaire » : ils doivent aller plus loin que les règles ordinaires ne le demandent.
En ne limitant pas leur amour à leurs proches, en s’ouvrant aux étrangers, en cherchant de bons rapports avec tous (même sans réciproque), les disciples acceptent de ne pas enfermer leurs relations dans les cercles restreints de la famille, du pays, de la classe sociale, de la culture, de la religion. Ils luttent contre une société compartimentée, contre le racisme, l’intransigeance, l’enfermement dans son petit monde, contre tout ce qui entraîne dédain, mépris, chauvinisme, lutte des classes et finalement affrontements et combats. En agissant de la sorte, ils pratiquent l’ouverture universelle du Dieu créateur qui offre à tous un climat identique. Ils se manifestent donc comme « des fils de Dieu », des fils qui agissent comme leur Père. L’amour des ennemis est un peu comme la preuve de l’existence de Dieu, la manifestation étonnante de son amour offert à tous.
Cela nous conduit à la finale – stupéfiante ! – de toute cette partie du Sermon sur la montagne.
CONCLUSION
Vous donc, soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait.
L’Ancien Testament disait : « Soyez saints car je suis saint, moi, le Seigneur, votre Dieu » (Deut 19, 2). En hébreu « saint » signifie « séparé » : Israël, peuple du seul vrai Dieu au milieu des nations idolâtres, doit se distinguer par d’autres mœurs qu’elles.
Jésus, lui, parle de « perfection » !!!! Une invitation à l’effort (« Essayez de devenir comme…»)nous paraîtrait déjà surhumaine, mais il s’agit bien d’un impératif : « Soyez ! ». Peut-on ordonner cela aux pauvres hommes que nous sommes ? L’amour des ennemis puis cette exigence de perfection ne résonnent-ils pas comme des commandements impraticables et qui ne peuvent que culpabiliser et pousser au désespoir ceux qui les entendent ? Il est déjà si difficile de vivre des relations paisibles avec ses proches !
Le rabbin André Néher (1914-1988) écrivait cette phrase devenue célèbre (et peut-être inspirée de Jean-Jacques Rousseau) : « La perfection de l’homme, c’est d’être perfectible ; sa destinée se situe dans l’effort ». Issu de la poussière mais créé « à l’image de Dieu », l’être humain n’est pas achevé dans son être, il est travaillé par un désir qui l’entraîne toujours « plus outre ». Il ne peut jamais dire qu’il est arrivé, qu’il est parvenu à sa plénitude : il est en permanence ouvert à une transcendance, ouvert à l’Infini…qui est Dieu. La perfection de l’homme n’est donc pas la satisfaction de n’avoir plus de défaut, d’être impeccable. Son achèvement est de ne jamais être «défini », de pouvoir encore et toujours être « perfectionné ». Il est un sujet unique, « perfectible », et non un objet fixé en soi.
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Cet enseignement reçu en ces deux dimanches se conclut donc comme il avait débuté.
Jésus ne supprime pas la Loi, les règles morales qu’il suffirait d’observer pour être en règle. Il a appelé ses disciples à aller beaucoup plus loin : Votre justice doit dépasser celle des Pharisiens (5, 20)…………….Et il termine : Vous devez faire de l’extraordinaire (5, 47).
Il est nécessaire que, dans une société qui applique le droit, la justice, la civilité, il y ait des disciples de Jésus qui cherchent à outrepasser les règles ordinaires pour vivre en enfants de Dieu, attirés par son Amour infini. Les hommes et les femmes des Béatitudes acceptent de vivre un amour toujours plus grand. Leur fragilité et leur grandeur est d’être « des agneaux de Dieu » : en ne soldant pas les Paroles de Jésus, ils permettent au monde de s’ouvrir au Père.
Raphaël Devillers, dominicain