Voilà un des textes les plus célèbres des Évangiles. C’est le dernier discours de Jésus juste avant sa passion, le dernier de cette série d’avertissements où après avoir annoncé la ruine de Jérusalem, il parle des derniers jours et de ce qu’il arrivera à tous ceux qui ne sont pas prêts.
Il va passer en jugement devant les hommes. Si tant est qu’on puisse qualifier de jugement la bouffonnerie que nous présentent les Évangiles, où tout est décidé d’avance et mal ficelé à coup de faux témoignages et de citations détournées.
Mais, nous dit Matthieu, il ne faut pas s’y tromper, car celui qu’on croit juger a déjà prononcé son jugement à lui.
Avec ce texte, il y a même de quoi trembler. Tout est inscrit entre deux phrases lapidaires qui ouvrent et ferment le récit avec une solennité intimidante : « Quand le Fils de l’homme viendra dans sa gloire, et tous les anges avec lui, alors il siégera sur son trône de gloire. Toutes les nations seront rassemblées devant lui… » et, dernière phrase : « ils s’en iront, ceux-ci au châtiment éternel, et les justes, à la vie éternelle. »
L’affaire est rondement menée, le roi commande et cela s’exécute. Sans appel. Il y a bien des questions, mais pas vraiment de discussion ou même de négociation. Personne ne peut chicaner, prétendre qu’il y a erreur, qu’on a mal compris.
Rien d’étonnant, par conséquent si l’Église propose ce texte pour célébrer le Christ comme roi de l’univers, une fête instituée en pleine montée des totalitarismes du XXe siècle. Pour dire que la force des brutes ne sera pas la plus forte puisqu’il y a une autorité légitime.
Mais encore faut-il examiner de quelle royauté il est question.
Normalement, un roi est un personnage fort soucieux d’imposer sa loi sur un territoire et au passage, il bénéficie de mille privilèges. Or ici, il n’est justement pas question de privilèges, Ce roi-là vient du plus bas de la faim, de la soif, de la condition d’étranger, de la misère, de la prison. Il en fait ses attributs personnels et ceux qu’il prend avec lui ressemblent aux bienheureux dont il parlait dans son tout premier discours : des hommes au coeur pauvre et pur, doux, miséricordieux qui pleurent, ont faim et soif de la justice et sont artisans de paix.
Les deux discours, le premier et le dernier, forment ainsi comme la couverture d’un livre, le début et la fin d’un grand exposé. Tout est dit désormais, juste avant que le Fils ne nous montre ce que veut dire « accomplir la loi ».
Car ce roi-là ne se contente pas de prescrire, il accomplit une loi dont il déclarait sur la montagne de Galilée que pas un iota ne passera. Il l’accomplit, c’est à dire qu’il dit la parole en actes et va jusqu’au bout. Or, qu’avons nous vu : il a été pourchassé et exilé dès sa naissance. Et dès les premiers incidents en Galilée, le ton n’a cessé de monter entre lui et ceux qui ne peuvent pas admettre que la liberté de Dieu donne à sa fidélité une tournure imprévue.
Et donc maintenant cela saute aux yeux : Jésus dit que la loi ne passe pas mais c’est pour mieux rejeter toutes ces lectures rétrécies qui ont empêché les scribes de le recevoir à la naissance, lui le Messie promis par Dieu dans la descendance de David. Pour rejeter aussi la mesquinerie qui à empêché les pharisiens de faire acte de foi lorsqu’il proclamait la Bonne Nouvelle du Royaume en Galilée, quand il guérissait toute maladie et toute langueur parmi le peuple comme nous le disait Matthieu au début du ministère de Jésus (Mt 4, 23).
Rien ne passera de la Loi mais encore faut il avoir les yeux en face des trous quand on lit la Loi. Lire la Loi, ce sera discerner avec lui la volonté d’un Dieu qui vient parmi les hommes et inverse nos hiérarchies ordinaires.
Car nous pouvons craindre son jugement mais nous sommes les premiers à faire du tri sélectif parmi nos semblables. S’il y a des pauvres et des laissés pour compte, ce sont les hommes qui les rendent tels, pas Dieu. Nous réservons le meilleur de notre attention à des gens bien choisis mais Jésus, lui a proclamé au moment d’appeler Matthieu, le publicain englué dans ses petites affaires de gros sou, qu’il est venu instituer la miséricorde (Mt 9, 13). Il n’a pas peur des fréquentations équivoques. Il voit le malheur des hommes dans leur chair et il pardonne.
En parlant de ces derniers jours, Jésus nous dit qu’il ne veut pas de nos tris sauvages. Voilà les bases du jugement prononcé par le Fils de l’homme, voilà l’autorité authentique.
D’ailleurs, ce titre surprenant de Fils de l’homme a de quoi faire travailler nos imaginations. Il reste toujours une belle énigme malgré les bibliothèques entières qu’on a déjà écrites à son propos. Or, c’est le seul titre que Jésus s’attribue à lui-même.
Les prophètes ont été les premiers à l’employer, et pour parler, précisément, du juge des temps dernier. Mais il faut attendre Jésus et sa façon de vivre au milieu des hommes pour en savoir un peu plus. Car Jésus a agi et parlé comme le Fils qui seul connaît le Père et le révèle. Et il le fait donc au plus près de ce que notre humanité connaît de précarité et de faiblesse.
Le roi qui juge le fait en tant que Fils : c’est la fin du prestige de l’autosuffisance, le crépuscule d’une certaine gloire.
Mais cette fin est décidément le commencement d’autre chose.
Les hommes trient, c’est dans leurs habitudes. Sans fin ils se disent « non » les uns aux autres. Mais quand le Fils de l’homme reprend la figure de la séparation des horizons nouveaux commencent à s’ouvrir : avec lui il y a une fin. Il dit non à « non » et cela fait un « oui ». Un « oui » qui rappelle le tout premier « oui » sur ce monde qui était déjà une séparation. Il nous renvoie en arrière plus loin que le début de l’évangile de Matthieu, au premier mot de l’Écriture quand elle parle du commencement du monde. Au commencement, Dieu sépara, il sépara le ciel et la terre, la lumière et les ténèbres, il sépara la terre et les eaux.
La boucle se ferme sur cette grande ouverture si j’ose dire : le Fils de l’homme sépare pour faire naître ce monde nouveau, où l’on est pauvre de coeur et attentif à ceux qui souffrent. Et il nous appelle ainsi nous-mêmes à discerner, à choisir entre nos sectarismes violents et l’identification aux plus pauvres que lui-même a connue. Mais pourquoi nous reconnaître pauvres et misérables ? Tout simplement parce qu’il faut nous voir tels que nous sommes.
Car cette habitude que nous avons de choisir ceux à qui nous accordons de l’intérêt témoigne avant tout de ces peurs auxquelles personne n’échappe. Nos semblables sont toujours peu ou prou des ennemis ou des concurrents en puissance. Nous rabaissons tous ceux que nous pouvons et des autres nous tâchons de faire des alliés. Mais quand un visage nous touche et que nous parvenons à l’aimer, quelque chose de nos ciels s’éclairent un peu. Nous pressentons qu’enfin nous touchons à une vérité.
Elles ont mille causes et mille aspects ces peurs, mais en tout cas l’orgueil nous pousse à les déguiser pour avoir l’air forts. Si bien qu’avec nos grands airs nous sommes simplement ficelés par nos douleurs bien cachées ou nos pleutreries.
Alors, il faut le reconnaître et prendre Jésus au mot : il est venu pour les pécheurs et non pour les justes, il sait que ce sont les malades qui ont besoin du médecin et non les bien-portants. Malades, nous le sommes, et plus gravement encore quand nous nous donnons bonne conscience.
C’est sur sa miséricorde qu’il faut compter. Cela nous donne une place de choix avec les moins bien considérés, ceux dont on dit qu’ils ne valent rien. Et c’est là que nous aurons une chance de pouvoir accueillir le salut que Dieu nous offre. Si nous le voulons bien. Un salut qui sera toujours une surprise. C’est mieux, car le pire serait de nous prendre pour des ayants-droits.
f. Bruno Demoures, N.-D. de Tamié, 23 Novembre 2014
Source : http://www.abbaye-tamie.com/