Qohélet 1, 2 ; 2, 21-23
Psaume 89
Colossiens 3, 1-5.9-11
Luc 12, 13-21
Il y a des gens ou des catégories de gens dont on dit qu’ils ne répondent jamais que par une autre question chaque fois qu’on les interroge ou qu’on les sollicite. C’est un peu ce que fait Jésus en disant à celui qui lui demande d’intervenir : « Homme, qui donc m’a établi pour être votre juge ou l’arbitre de vos partages ? » Le texte ne nous dit pas si ces mots étaient prononcés avec un petit sourire ou un sourcil froncé, à nous de comprendre. Pour ma part, je penche pour l’humour, mais je ne vous demande pas de me croire sur parole, je vous recommanderais plutôt d’aller voir les choses par vous-mêmes pour vérifier si vous êtes d’accord avec moi. À ce propos, je fais un petit aparté sur les Évangiles. Même si beaucoup de nos contemporains ont envie de les imaginer ainsi, ils ne sont pas une réserve de recommandations toutes faites, des recettes qu’il suffirait d’appliquer pour construire des forteresses de vertu. Ils sont plutôt l’occasion d’une rencontre, une rencontre qui vaut le coup, ça je peux vous le garantir et pour le coup vous pouvez me croire sur parole. Or, il y a dans la tradition dont nous, moines de Tamié, avons hérité une recommandation très féconde dont je vous livre un petit quelque chose. En lisant, nos pères nous proposent de nous rendre présents aux scènes d’évangile, de nous assoir dans un coin de cette scène, d’écouter parler les gens, de les regarder faire, de vivre l’événement avec eux et de laisser l’Esprit nous souffler au cœur ce qu’il a à nous dire. Parce qu’encore une fois l’Évangile n’est pas un recueil de consignes mais le rendez-vous avec un vivant à qui nous pouvons parler comme à un ami. Il faut goûter sa présence et savourer ce moment-là. Mais pour en revenir à notre texte, si je penche pour l’humour, je suis certain que c’est un humour pédagogique. Jésus n’est pas venu pour distraire la galerie mais pour nous conduire à l’essentiel. Il est là, au cœur de ce qui fait le drame de notre convoitise et de notre obstination dans la bêtise. Car, aujourd’hui ce qu’on vient déposer sur la table est lourd. Il est question de deux frères sérieusement divisés par un héritage. Ce n’est malheureusement pas très original. Nous connaissons tous ces situations de querelles féroces autour des biens légués par quelqu’un et il a pu nous arriver de nous retrouver pris dans ces relations dévorantes qui viennent détruire jusqu’aux liens les plus richement humanisants : ceux de la fratrie, ceux de l’amour conjugal, voire même les liens entre parents et enfants.
La violence de ces conflits est terrible et ils sont souvent le germe de quelques rancœurs qui moisissent comme de vieux trognons au fond de nos cœurs, et quand ils remonteront en graine ce sera sous forme de haines violentes. Il faut bien trouver un stratagème pour échapper à cette destruction. D’où l’humour de Jésus, comme une perche tendue à quelqu’un qui perd l’équilibre ou une bouée jetée à un homme qui se noie. Parce que précisément, Satan, l’inspirateur du mal, ne sait ni rire ni même sourire. Il est bien trop sérieux pour cela. Il ricane, évidemment, mais ce n’est pas du tout pareil car il lui manque la joie. Et la joie, il faut bien reconnaître que nos acharnements à défendre notre petit pré carré nous la font perdre très vite. Pour en avoir le cœur net, comparez donc un portrait de Gandhi ou de Martin Luther King avec celui des tristes sires de Daech et vous n’aurez pas besoin de plus d’explications. C’est pour cela que Jésus pratique aussi une petite substitution dans la direction pointée par la question de cet homme. En apparence, notre homme parle de justice mais derrière cette requête légitime, il y a des questions bien cachées que Jésus invite à regarder. La première question, c’est celle de la liberté avec ses propres possessions. Il l’introduit avec sa petite parabole : voilà un homme qui accumule, qui accumule, qui amoncelle, qui accumoncelle. Mais jouir de la vie ce n’est pas la même chose que recevoir les choses comme un don. Il n’est pas préoccupé de goûter et de rendre grâce pour les bonnes choses qui lui sont données par la largesse de Dieu. Il s’inquiète de répondre à la quantité de grains par la quantité des m², il a des greniers, mais il doit les démolir pour en faire de nouveaux. Bref, il est coincé par ce qu’il possède. Ou plutôt par ce qu’il croit posséder et à quoi il est attaché comme un prisonnier à son boulet. La seule réponse possible, c’est la fuite en avant qui détruit puis reconstruit sans cesse, en toute hâte. Bref, non seulement ses biens ne lui rajoutent pas une seconde de vie mais ils ne lui procurent même pas ce bonheur profond que nous offre une bonne soirée entre amis ou un paysage devant lequel on s’assoit pour le regarder. Car il n’y a plus une minute à perdre, il faut démolir et reconstruire. Et il faut bien reconnaître que le monde où nous vivons fonctionne exactement sur ce registre. Notre économie fondée sur l’accumulation des biens et leur investissement est aussi celle du gaspillage parce que pour acheter autre chose, il faut se dépêcher d’user ce qu’on a déjà. C’est le responsable du magasin de l’abbaye qui vous le dit. Je sais bien qu’il est trop facile de critiquer la société contemporaine, de lui promettre mille maux, ce qu’elle connaît déjà, d’ailleurs, mais les observateurs les plus lucides ont remarqué de puis longtemps qu’il y a quelque chose qui ne va pas dans cette frénésie de destruction et de consommation. La misère est terrible mais l’excès de prospérité n’est pas un avantage non plus. Cela nous habitue à confondre fécondité et prolifération. Mais il y a encore une deuxième question cachée dans la réponse de Jésus et la deuxième question, la voici. C’est celle de la vie et de la mort. Rien que ça. Car comme me disait plaisamment quelqu’un un jour, on n’a jamais vu un coffre fort suivre un convoi funéraire. Or notre inquiétude pour les biens concrets nous fait tenir pour secondaire cette chose qui ne se mesure pas et qui est la vie. C’est pourtant ça le bien le plus précieux. Car il est clair que nos rancœurs, nos amertumes, nos jalousies s’alimentent de l’aveuglement sur elle, la vie, qui est notre seul bien propre. Propre, et insaisissable par quiconque, car évidemment, il peut toujours se trouver quelqu’un pour essayer de nous en débarrasser de cette vie, et certains ne se gênent pas, on le voit tous les jours. Mais d’une part il ne pourra pas se l’approprier : ce qui fait que nous sommes nous
mêmes ne passera jamais à qui que ce soit et d’autre part on ne pourra jamais faire que nous n’ayons pas existé. Quoi qu’on fasse, nous sommes nous-mêmes et on ne pourra pas prendre notre place. Voilà l’horizon sur lequel on peut se caler pour savoir comment s’y prendre entre frères pour retrouver le Nord. Mais pour cela, il faut que l’aiguille de notre boussole intérieure ne vacille pas trop. Et cela n’arrivera pas si elle est soutenue par celui que Jésus laisse entrevoir dans sa question : qui m’a établi ? Qui ? Juste derrière la petite moquerie qui laisse entendre que personne n’a demandé à Jésus de faire un travail de magistrat, de notaire ou de commissaire priseur pour couper en deux des propriétés, il y a une petite place pour se demander s’il n’y aurait pas quelqu’un qui tiendrait à nous. Quelqu’un qui s’inquiéterait de ce que justice nous soit rendue, mais quelqu’un qui a déjà fait comprendre à son peuple que sa liberté ne se maintient qu’en recevant toutes choses comme venant d’une main extérieure à l’humanité, une main pleine de bonté. C’est lui, le dispensateur de tous biens, qui est important. Lui seul, et c’est lui qui bâtit nos maisons : il ne fait pas des forteresses blindées mais des lieux où il fait bon se réunir. Alors, ce matin réjouissons-nous d’être ici, ensemble, sous son regard bienveillant. Réjouissons-nous parce qu’il nous nourrit et nous fera traverser toutes choses. Sans encombre.
f. Bruno Demoures, N.-D. de Tamié, 31/07/2016
Source : http://www.abbaye-tamie.com/communaute-tamie/homelies-2016/homelie-18e-dimanche-to