1 Samuel 16, 1b.6-7.10-13a
Psaume 22
Ephésiens 5, 8-14
Jean 9, 1-41
Voilà un texte long, intense et même tragique. Le drame qui court tout au long de l’évangile de Jean commence à se nouer pour de bon et son ampleur dépasse complètement les acteurs qui y sont engagés. Tous, sauf un. Jésus sort du Temple, menacé de lapidation. Il va quitter Jérusalem qui ne veut pas de lui. Et dans cet affrontement, deux factions sont en train de se constituer, d’un côté, lui et ses compagnons et de l’autre un groupe hétéroclite et divisé que Jean, qui est fils de Judas lui aussi, appelle « les juifs ». On arrive ainsi à un sommet d’absurdité : Jésus a déclaré à la samaritaine que le salut venait des juifs, nous l’avons entendu il y a une semaine or voici que ses multiples factions, toutes divisées, commencent à s’agréger contre celui qui vient lui offrir ce salut attendu par tous. Les plus zélés et intransigeants sont même les plus bêtes, et d’une bêtise qui devient méchante. En tout cas, aujourd’hui, tout commence par une initiative de Jésus. L’aveugle ne l’appelle pas, ses disciples sont en train de gloser sur le péché en se demandant de qui il vient. Mais Jésus ne s’égare pas dans ce genre de considérations. Il reprend l’attitude de Dieu lui-même au Sinaï qui déclarait à Moïse « J’ai vu, oui, j’ai vu la misère de mon peuple » (Ex 3, 7). Il a vu, il agit, et il a ce comportement étonnant : faire de la boue avec sa salive. Le geste est inattendu mais il n’est pas insensé : Jésus prend la poussière du sol, comme le Créateur avait pris la glaise au commencement du monde. Et il y ajoute sa propre substance, ce qui vient de lui. Ce n’est pas encore la source d’eau vive qu’il vient de promettre dans le Temple, la source qui s’épanchera sur la croix quand on lui percera le côté mais ce qu’il joint à la poussière du sol ne vient que de lui seul. Nous sommes au sabbat, le dernier jour de la création où s’achève ce qui attendait son accomplissement. Et précisément, Jésus restaure en cet homme une capacité qui n’a jamais pu se déployer. Il est aussi en train d’accomplir une prophétie. Rappelons-nous Jérémie qui descend chez le potier et le regarde travailler : « Le vase qu’il fabriquait fut manqué, comme cela arrive à l’argile dans la main du potier. Il recommença et fit un autre vase. (…) Oui, comme l’argile dans la main du potier, ainsi êtes-vous dans ma main, maison d’Israël ! » Jr 18, 6. Jésus fait comme le potier et personne ne le voit, sauf l’homme qu’il a guéri, nous y reviendrons. Car inévitablement, le geste de Jésus déclenche un procès puisque c’est devenu une habitude. Un procès en forme de caricature, bien sûr. À vrai dire, la chose est déjà entendue : à travers l’aveugle, c’est Jésus qui est visé, mais le vice lui-même est bien obligé de rendre hommage à la vertu en y mettant les formes. En l’occurrence, le vice c’est l’hypocrisie qui vise un homme pour en toucher un autre, doublée de la mauvaise foi qui refuse d’admettre qu’on prenne soin d’un homme qui souffre. Et pourtant, dans cette pantalonnade de bonnes questions apparaissent : qui est pécheur ? qui voit clair et qui est aveugle ? mais aussi, et surtout, qui est-il ce Jésus qui accomplit de tels gestes ? À la première question, coincés dans leur vision réglementaire de la loi, ceux qui ont jugé d’avance ont déjà la réponse. Ils savent. Eux. Ils savent que l’aveugle est plongé dans le péché depuis son enfance. Ils savent aussi que Jésus est pécheur, ils n’ont pas peur de le proclamer d’emblée. Déclarer une culpabilité avant d’examiner les faits, ce doit être plus confortable à leurs yeux. Jésus, lui, attendra la fin mais il dira ce qu’il a à dire. La deuxième question – qui voit clair et qui est aveugle ? -, en réalité, c’est Jésus qui la soulève. Ceux qui mènent l’affaire sont certains de voir clair et ne se demandent rien. Ils sont pourtant incapables de lire le signe que Jésus vient de réaliser sous leurs yeux. Le signe du prophète Jérémie, bien sûr mais aussi le signe du fils de David.
En effet, dans la foule, de ceux qui écoutaient Jésus, on avait du mal à croire qu’il soit le Messie. Et dans le Temple les gens étaient franchement sceptiques, ils se demandaient : « Est-ce de la Galilée que le Christ doit venir ? L’Écriture n’a-t-elle pas dit que c’est de la descendance de David et de Bethléem, le village où était David, que doit venir le Christ ? » (Jn 7, 42). En d’autres termes, inutile d’écouter ce que dit Jésus, la question est tranchée par la géographie. Mais le salut du monde est-il une affaire de position d’un point sur la carte ou de coordonnées GPS ? Est-ce que la venue du Messie ne peut pas aussi comporter sa part de surprise ? Après tout, David, n’était justement pas celui que Samuel, le prophète chargé de lui donner l’onction, aurait imaginé. Sa désignation a étonné tout le monde mais c’est pourtant lui que Dieu a choisi. Et Jésus, maintenant, rappelle à ses contradicteurs comment David est entré dans cette ville de Jérusalem qui ne voulait pas le recevoir : en s’infiltrant par la source où il envoie l’aveugle se laver. Si l’on veut savoir où découvrir le successeur de David, alors il faut revenir à la source ! Et y revenir vraiment, en actes. Par-dessus le marché, au passage, Jésus rouvre des portes que David gardait fermées. Il avait déjà fait entrer un paralysé dans le Temple, un homme que son ancêtre David avait déclaré interdit de séjour. Il s’occupe maintenant d’un aveugle, encore un réprouvé de David. Souvenons-nous du deuxième livre de Samuel, il nous dit « les boiteux et les aveugles, David les hait en son âme (C’est pourquoi on dit : Aveugle et boiteux n’entreront pas au Temple.) » (2 S 5, 8) Pourquoi ? parce que, précisément, ses adversaires croyaient David incapable d’entrer dans la ville, et le disaient promis à s’en faire chasser par les boiteux et les aveugles, Eh bien, ces gens qui ne doivent pas accéder au Temple, voilà qu’aujourd’hui ils y entrent, en ce nouveau sabbat, Jésus est décidément en train d’inaugurer des temps nouveaux. Et il le fait en prononçant un mot riche de sens : «envoyé». Jésus se présente comme l’envoyé mais il fait comprendre que la royauté de David était déjà celle d’un envoyé. Un service, exercé de la part de Dieu. Cela change pas mal de choses, évidemment. Mais tout cela, les juges ne le voient pas. Ils ont des peaux de saucisson devant les yeux et ils sont les seuls à ne pas le savoir. Alors nous sommes déjà bien engagés dans la troisième question : qui est-il ce Jésus ? Les pharisiens croient savoir qu’il est un pécheur. L’aveugle a reconnu le prophète mais il lui reste encore à apprendre qu’il est surtout le Fils de l’homme. Encore un petit pied-de-nez ironique de Jean : le Fils de l’homme. Le titre a un sens dans la culture du temps : c’est le juge ultime, celui des derniers temps, qui vient de la part de Dieu. Oui, il y a un juge, un vrai, et lui n’est pas aveugle. Les autres ne voient rien, mais, plus graves, ils ne veulent pas le savoir. Et là est leur péché, cet enfermement dans une volonté jalouse de ne rien recevoir de personne. Cette obstination dans le refus de reconnaître qu’on ne voit pas tout. La source de la lumière vient en ce monde pour éclairer les hommes mais les hommes se fichent de la lumière. Ils aiment mieux rester dans le noir. Le prologue de Jean nous l’annonçait : « Le Verbe était la vraie Lumière, qui éclaire tout homme en venant dans le monde. Il était dans le monde, et le monde était venu par lui à l’existence, mais le monde ne l’a pas reconnu. Il est venu chez lui, et les siens ne l’ont pas reçu. » (Jn 1, 9-11) Mais pour cet homme exclu, renvoyé de la synagogue, la vraie vie va commencer. Et elle ne s’achèvera plus.
f. Bruno Demoures, N.-D. de Tamié.
Source : http://www.abbaye-tamie.com/communaute-tamie/homelies-2017